
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie
2011, Folio, 290 pages.
Comment décrire ce livre sans le laisser parler : est-ce « Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan vital. Un jeu ? assurément ! Comment appeler autrement un séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une caisse de livres et des raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence et de solitude. Un champ expérimental où s’inventer une vie ralentie. » (p 49).
Sylvain Tesson retrace son aventure, un défi, le besoin profond et mûrement réfléchi d’un voyage immobile et intérieur. Le journal intime de cet isolement volontaire mélange expressions familières et mots érudits, légèreté et profondeur. L’humour s’avère sérieusement acide, lucide, débarrassé des préjugés et des hypocrisies. La poésie affleure toujours, même au plus noir des émotions. Sans exotisme cliché, sans descriptions aux épithètes romantiques (si ce n’est celles empreintes de romantisme allemand, à l’image de l’artiste Caspar David Friedrich, peintre éminemment mélancolique dont la peinture représente « la tragédie du paysage » selon D. Angers), le récit s’écoule au jour le jour au gré des devoirs et des humeurs d’un écrivain au ton incisif.
Ce projet longuement préparé n’est pas un défi à l’autosuffisance sur le plan alimentaire mais d’autosuffisance spirituelle – d’aucuns diront d’autosuffisance égocentrique (il est pourtant prompt à l’autocritique – mais se pourrait-il que se soit une parade ?)
Ce récit m’a rappelé le film (adapté du livre) : « Into the wild » (voir article dédié). Dans les forêts de Sibérie, le personnage est aussi l’acteur de sa propre histoire à la recherche du même idéal, et j’ai envie d’avancer qu’il en arrive à la même conclusion. Sylvain Tesson ne partage pas son expérience avec la femme qu’il aime et qu’il perd, mais il écrit ce livre qu’il partage avec un large public, comme le périple de Christopher McCandless est raconté par Jon Krakauer. La fin en est moins tragique, heureusement.
Le terme « encabané » et l’expression « en cabane » font évidemment penser au jargon de la prison. Quelle que soit son statut en réalité, l’auteur s’y livre à une introspection sans aménité et on peut ressentir à maintes reprises son ironie sous-jacente. Car on est plus près de la tour d’ivoire que du goulag. On peut désapprouver un certain cynisme parfois, fondé sur son désabusement des gens, mais pas de la nature. Ou bien à cause de ce que font les gens avec la nature (p 84). Toutefois, l’auteur sait que « la vie dans les bois n’est pas une solution aux problèmes écologiques. » (p 50), là n’est pas son propos.
À présent que l’on connaît le pourquoi (liste des raisons p 118) dont « pouvoir hurler et vivre nu » font partie, il ne reste plus qu’à suivre les prescriptions : « Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane. » (p 101).
Il n’y a pas de conclusion à ce journal. Il se termine le jour où l’écrivain rentre, après six mois passés en Sibérie, comme prévu. Chacun aura tiré au fur et à mesure de ses pérégrinations, celles de l’auteur et les siennes, ce qu’il faut en garder.
Nota Bene : ce n’est pas par hygiénisme que je ne partage pas le goût des cigares et que je modère ma consommation éventuelle de vodka. Ces deux « activités-plaisir », j’en suis consciente, aide « l’encabané » à apprécier les quelques rencontres entre amateurs de même appétence et à une solitude qui lui permettra de répondre à « une question que se pose l’ermite : peut-on se supporter soi-même ? » (p 54).
Post-scriptum : la liste des livres que l’écrivain emporte avec lui dans sa cabane au fond des bois peut s’avérer utile (p 33). Il n’en reste pas moins que « J’ai avalé presque tout Jack London, Grey Owl, Aldo Leopold, Fénimore Cooper et une quantité de récits de l’école du Nature Writing américain. Je n’ai jamais ressenti à la lecture d’une seule de ces pages le dixième de l’émotion que j’éprouve devant ces rivages. Je continuerai pourtant à lire, et à écrire. » (p 57).
Citations:
– p 33 : « Pour la première fois de ma vie, je vais lire un roman d’une traite. »
– p 36 : « je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure. »
– p 41 : « Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus : la paix. »
– p 43 : « Ne pas s’installer, toujours osciller de l’une à l’autre extrémité du spectre des sensations. »
– p 44 : « La forêt resserre ce que la ville disperse. »
– p 76 : « Je veux m’enraciner, devenir de la terre après avoir été du vent. »
– p 78 : « À présent, je préfère les futaies aux nefs de pierre. »
– p 99 : « D’où vient mon amour des aphorisme, des saillies et des formules. Et d’où vient ma préférence des particularismes aux ensembles, des individus aux groupes ?
– p 104 : « La cabane remplit la fonction maternelle. Le danger est de se trouver trop bien dans sa tanière et d’y végéter en état de semi-hibernation. »
– p 117 : « Ne pas nuire. Après une journée dans la cabane des Cèdres du Nord, on peut se le dire en se regardant dans les glaces. »
– p 124 : « J’apprends par cœur un vers à prononcer dans une conversation où l’on se trouverait à court d’arguments : « Dans tout cela réside une signification profonde. Sur le point de l’exprimer déjà, j’ai oublié les mots. » »
– p 126 : « Après avoir voulu agir sur le monde, ces hommes se retranchaient, décidés à laisser agir le monde sur eux. La vie est une oscillation entre deux tentations. »
– p 128 : « Crédo des cabanes : ne pas réagir… ne jamais rebondir… ne pas décrocher… flotter légèrement saoul dans le silence neigeux… et lire les Chinois. »
– p 146 : « Risque de contracter le syndrome de la tour d’ivoire dont la forme grave consiste à se considérer à la fois comme le dépositaire de la sagesse universelle et le rédempteur des péchés des hommes. »
– p 150 : « Le journal intime, opération commando menée contre l’absurde » ; « Le rendez-vous quotidien devant la page blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée – à mieux écouter, à penser plus fort, à regarder intensément. »
– p 187 : « L’homme est un enfant capricieux qui croit que la Terre est sa chambre, les bêtes ses jouets, les arbres ses hochets. »
– p 225 : « Au fond des bois, si le monde reste morne et l’entourage insupportable, c’est un verdict : vous ne vous supportez pas ! »
– p 247 : « Les livres sont plus secourables que la psychanalyse. Ils disent tout, mieux que la vie. Dans une cabane, mêlés à la solitude, ils forment un cocktail lytique parfait. »
– p 269 : « Lire compulsivement affranchit du souci de cheminer dans la forêt de la méditation à la recherche des clairières. Volume après volume, on se contente de reconnaître la formulation de pensées dont on mûrissait l’intuition. La lecture se réduit à la découverte de l’expression d’idées qui flottaient en soi ou bien se cantonne à la confection d’un tricot de correspondances entre les œuvres de centaines d’auteurs. »
Ce titre appartient à ma liste « Titres d’ordre végétal » et à la bibliographie de l’essai correspondant (voir écrit en cours ici).
La Grande Librairie à écouter ici.
Augustin Trapenard reçoit les auteurs qui font l’actualité littéraire. Sur le plateau, il accueille Sylvain Tesson, qui évoque son ouvrage “Blanc”, publié chez Gallimard. Sandrine Collette fait quant à elle la promotion de “On était des loups”, publié chez JC Lattès. Lionel Duroy publie “Disparaître”, chez Mialet-Barrault et Philibert Humm “Roman fleuve”, chez Equateurs.
Lire aussi “La panthère des neiges” ici.