
Gaspar Kœnig, Humus.
2023, L’Observatoire, 380 p.
Livre reçu dans le cadre du jury du Prix Landerneau 2023 dont je fais partie.
Kevin et Arthur se lient d’une amitié durable malgré les aléas de la vie. Leur ambition de rendre le capitalisme plus “vert” est confrontée à la voie administrative, industrielle et politique. Ils tentent deux procédés vertueux afin d’enrayer un processus qui détruit la terre et la Terre. Avec l’humilité du tout petit, du ver de terre et l’ironie du désespoir devant l’écocide avéré, l’un des deux se laisse entraîner quand l’autre se radicalise. L’idéalisme des deux « illuminés » se brise.
L’auteur reprend un fait réel (la cérémonie de remise des diplômes d’AgroParisTech, le 30 avril, à Paris) au cours duquel le collectif étudiant “Des agros qui bifurquent” a remis en cause les enseignements de la grande école d’ingénieurs agronomes (voir plus de détails ici) pour mettre en scène deux jeunes diplômés en quête d’une voie alternative.
Le livre est drôle, provocant et désespéré à la fois. Si la fin ne satisfait pas les optimistes, elle a le mérite de renouveler l’alerte sur le danger imminent. Gaspar Kœnig ne répond pas aux questions que l’on se pose, mais il pose des questions. Ce livre concentre une thèse : sauver la planète ; une philosophie : revenir à l’essentiel selon Épictète ; et une politique : mettre en œuvre des moyens pour régénérer la terre, réhabiliter l’agriculture – non plus raisonnée mais raisonnable – et combattre une administration hypocrite et incompétente. Nous sommes donc en présence d’un roman engagé.
Il est dommage que les deux personnages féminins (Anne et Philippine), compagnes des deux personnages masculins (Arthur et Kevin) soient présentées de façon si négative : Anne est velléitaire, elle se veut moderne (bricoleuse, romancière) mais finit par revenir aux traditions (assistante). Elle ne désire qu’un « un bonheur sans excès » (p 338). Philippine est habitée au contraire d’une ambition démesurée et se fond aisément dans le super capitalisme. Elle devient tricheuse, menteuse et déloyale. Enfin Léa est la seule qui reste sympathique, faisant preuve d’une énergie douce et renouvelable. Toutefois elle suit Arthur et meurt en victime innocente. Malgré une liberté et un niveau d’instruction somme toute “modernes”, l’image de la femme reste donc assez traditionnelle dans ce roman dont elle constitue un bémol d’envergure. Cupide ou naïve, opportuniste ou peureuse…l’auteur les montre incapables d’une implication positive dans les enjeux de la société. Dommage!
La fin surprenante déroute. Mais comment aurait-elle pu être autrement étant donné le thème ? Les réponses de Kevin et d’Arthur étaient des résultats “possibles” parmi d’autres. Violence extrême ou résignation apparente. L’auteur a voulu porter un grand coup avec Arthur. Avec Kevin, ce n’est pas un retour en arrière complet, car le roman finit sur une note optimiste : la terre pardonne.
Ce livre a le mérite de mettre le doigt sur un “détail” qui paraît négligeable – tant il l’a été ces derniers siècles -, mais il m’a fait connaître, je dirais même « aimer », les vers de terre. Bien que je ne sois pas ophiophobe (phobie étendue aux lombrics), je n’étais pas foncièrement attirée par cette espèce. Je la respecterai mieux à l’avenir.
Je termine donc cet article par la citation suivante : « Les romains le savaient bien : Homo vient d’humus. Homo vit d’humus. Puis Homo a détruit humus. Et sans humus, pas d’Homo. Simple. » (p 249). Voilà pourquoi le Livre de Gaspar Kœnig s’intitule Humus et non pas “Vers de terre”.
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Citations:
-p 12 : « Voilà pourquoi le grand Charles Darwin estimait que notre lombric est l’animal le plus important de l’évolution naturelle. Sans lui tout s’écroule. »
-p 15 : « Chaque mètre carré de sol dissimule cinq mètres de galerie, un réseau encore plus dense que celui des pyramides. Ce sont elles qui permettent de remonter depuis les entrailles de la Terre les éléments nutritifs nécessaires à la vie et, inversement, qui drainent l’eau de pluie pour la garder en réserve. Sans cette architecture complexe, les sols se tassent, l’eau ruisselle en surface et les plantes restent affamées. »
– p 36 : « Si les bons élèves rejetaient leurs études, si les ingénieurs renonçaient à trouver des solutions, si les agronomes ne croyait plus en l’agriculture, n’était-ce pas vraiment la fin ? »
– p 88 : « Mais il se reprochait sa fermeture d’esprit et s’imposait le doute. Il savait combien l’agronomie occidentale s’était éloignée du savoir véritable et ne pouvait exclure qu’il n’en fût pas de même pour la médecine. Les médicaments issus des laboratoires pharmaceutiques n’étaient peut-être, après tout, que de mauvais engrais. »
– p 96 : « Ce qui avait commencé comme une douce hypocrisie collective finissait par devenir le substrat des croyances intimes. »
– p 178 : « C’était un génocide. Ou plutôt, puisque désormais la loi reconnaissait ce délit, un écocide : la destruction irrémédiable d’un écosystème par la main de l’homme. »
– p 180 : « Il ne s’agissait pas de la mort mais de la vie. Cette obsession du meurtre, cette esthétique du néant, c’était le luxe des époques paisibles. À présent, le néant menaçait pour de bon, celui d’un monde stérile, desséché, vitrifié. On n’avait plus le temps, on n’avait plus le droit de s’ennuyer. »
– p 317 : « Nous bétonnons les terres et les cœurs. La société plante des êtres humains en rangées bien droites, désherbées au glyphosate. Les lois sont nos herbicides, le marché notre labour. […] »
– p 318 : « Le premier acte moral d’une femme ou d’un homme est de distinguer, comme le voudrait Épictète, l’essentiel du non-essentiel. »
– p 346 : « Combien de temps ce capitalisme fantôme, gagnant de l’argent sur des entreprises qui en perdaient, pourrait-il perdurer ? »