
Éric Reinhardt, L’amour et les forêts
Gallimard, 2014, 366 p.
La construction du récit sous forme de témoignage reçu par l’auteur lui-même (Éric, écrivain, p 18, etc.), opère un mouvement de recul à chaque fois : on part d’un entretien pendant lequel Bénédicte Ombredanne raconte une partie des faits passés et lorsqu’on revient dans le présent, c’est pour repartir dans le récit de la sœur sur la jeunesse de sa jumelle. Ceci procure une impression vertigineuse d’impuissance à agir sur les événements, à chaque fois révolus.
Hormis quelques descriptions dont le langage assez cru (à la recherche d’un érotisme poussé (avec le mari ou avec l’amant, ou encore l’auteur avec la sœur), décalé par rapport à une écriture plutôt châtiée, l’analyse psychologique des deux protagonistes est travaillée. La forte connotation sexuelle se retrouve dans les insultes que le mari adresse à sa femme, que la répétition martèle, comme le fou qui se tape la tête contre le mur. Elle marque l’obsession délirante de l’individu qui n’accepte pas l’aventure adultérine (fantasmée, réelle (?), imaginée enfin) de sa femme. Mais ce qu’il ne peut admettre avant tout, c’est l’image du sexe de l’autre homme, plus que la tendresse recherchée et transmise lors de cet acte qui a eu lieu une seule journée (p 173).
Sa cruauté se développe comme une plante vénéneuse. Elle terrorise et détruit petit à petit sa jeune épouse. Cette dernière sera d’ailleurs toujours nommée de cette manière : prénom plus nom d’épouse, comme un cas clinique en quelque sorte, ou comme si elle ne pouvait pas être désignée autrement qu’avec son nom marital, démontrant ainsi la domination du nom du mari sur la personne de sa femme.
Quelques soubresauts de remords et de culpabilité (hypocrites et manipulateurs?) auraient pu laisser présager une prise de conscience (impossible car maladie?) du côté du mari. Du côté de la femme, sa révolte est aussi inattendue que brève. Mais chacun reconduit son comportement habituel, et le mari peut étendre son emprise de façon de plus en plus pernicieuse et radicale.
L’origine et les raisons de l’acharnement du mari semblent se trouver dans l’enfance – comme souvent –, dans la rivalité avec son frère et la rigidité de leurs parents. Le traumatisme devient pathologique chez celui qui est le plus faible. La rancune se mue en vengeance sur un être plus fragilisé encore comme le fut Bénédicte Ombredanne à cause d’un premier échec.
Face à ce déferlement de méchanceté, l’épouse n’oppose rien que sa perte d’illusion et son besoin de dépendance affective. Il est d’ailleurs inquiétant que sous prétexte de ne pas s’immiscer dans un couple en perdition, une sœur jumelle aussi tendrement attentive que Marie-Claire est décrite n’ait rien osé pour sortir Bénédicte de son marasme. L’aveuglement de l’entourage est immense et l’habileté de la victime à cacher sa honte est considérable.
Quoi qu’il en soit, Bénédicte Ombredanne signe une reddition qui est loin d’être douce, au contraire de la chanson de Dire Strait « Sweet Surrender » que les deux jumelles appréciaient à l’époque de sa sortie.
Combien de femmes ont vécu (vivent) dans le déni, dans l’autoflagellation et la peur. Dans le silence et la soumission, la parole n’est pas libérée pour toutes.
Il me reste une interrogation : pourquoi avoir encarté au milieu du roman (p 179 à 192) une histoire d’un autre siècle avec des personnages (l’inconnue de Villiers de L’Isle-Adam (l’auteur favori de Bénédicte Ombredanne) et Félicien de la Vierge) ? Il n’y est fait référence qu’une seule fois ensuite, sans plus d’explication (p 246) si ce n’est que l’on suppose une corrélation (être sourde à toute raison (p 187), fuyant l’amour, d’un homme sincère, ou un triste jeu de mot : être l’ « ombre d’un âne »), entre Bénédicte Ombredanne et l’inconnue ? Cette incise reste pour le moins étonnante. Peut-être devrait-elle fait l’objet d’une autocritique comme celles que l’auteur entreprend parfois de faire au cours de ce roman ? (p 258).
En ce qui concerne la forêt, dans L’amour et les forêts, elle n’est pas tant présente pour elle-même en dehors de ce qu’elle représente. Plusieurs fois mentionnée comme la préfiguration d’un lieu de liberté et de plaisir (p 101), de mystère parfois angoissant, de caractère « profond, ce qui peut se pénétrer, ce en quoi il est envisageable de s’engloutir, de se dissimuler : l’amour et les forêts, la nuit, l’automne ». Le titre ainsi posé (p 23) sera repris sous l’image d’une « mer autour d’un promontoire (p 94), d’une forêt de troncs inextricable (p 136), d’une caisse de résonnance (p 203), d’un paysage de phrases (p 204)… Puis, le roman se clôt sur la séquence d’un moment heureux partagé (p 357) trouvant sa place dans la forêt lors d’une ultime promenade (p 355) au cours de laquelle une discussion entre le beau et les « contraintes mécaniques » (p 360), le parasite et l’utile (p 362), les illusions et la réalité délétère (p 363), des thèmes abordés par l’histoire du couple, transcendés dans le monde végétal.
On assiste à une fin toute en poésie sous une apparence de bonheur irréel.
Ce titre appartient à ma liste « Titres d’ordre végétal » (à consulter ici) et à la bibliographie de l’essai correspondant. Si vous aimez ce thème, venez feuilleter ma page “Mes projets” (écrits en cours, à lire ici) : j’écris un essai sur les œuvres lues (des fictions), auquel tout lecteur/lectrice peut participer car c’est ouvert aux suggestions.
Citations :
– p 29 : « J’ai compacté toutes les idées que j’avais, j’ai injecté dans l’organisme de ce roman vorace l’ensemble de mes carnets, mes sensations fondatrices, mes pensées les plus précieuses, toute ma substance intime, tout ce par quoi, depuis l’adolescence, je me sens écrivain. »
– p 150 : « les ambitions qu’elle attachait au développement de son couple avaient toujours été tellement élevées […] par orgueil certainement, ou par manque de courage, mais aussi parce qu’elle n’avait jamais désespéré qu’un beau jour la situation finisse par s’arranger, par pur idéalisme adolescent. »
– p 156 : « Ce sont des clichés, Lola, lui disait-elle, mais le problème c’est qu’à douze ans on ne sait pas que ce sont des clichés… »
– p 157 : « Si tu renonces dès aujourd’hui au collège pour pouvoir garder intact cet état originel où tu crois identifier ce qui fait ta singularité, eh bien dans quelques années tu te réveilleras un matin en te découvrant prisonnière d’une situation que tu n’avais pas vue, tu découvriras un système établi là où toi tu pensais qu’il y avait un immense territoire de liberté : tu comprendras qu’à cet état de pure immédiateté correspond une place précisément répertoriée de la femme dans la société, une place immémoriale, choquante, de servitude, de soumission, tu saisiras que ce territoire de liberté est un espace d’avilissement, un moyen de t’attribuer un rôle le plus formaté qu’il soit possible de concevoir […] celui de la poupée sensible et émotive, sincère et vulnérable, désarmée, obéissante. »