
Patrick Chamoiseau, Texaco
Gallimard, 1992, Goncourt 1992, 433 p.
Texaco retrace l’histoire de la Martinique, ses rapports avec la France (békés, Blancs-France, colonisation, décolonisation, esclavage, assimilation, guerre, politique sociale, urbanisation, etc.) créant un témoignage complexe et riche de vie, d’espoirs et de courage. À l’image d’une mangrove, le quartier créole et guerrier de « Texaco » est une « une mangrove urbaine » qui survit grâce à la diversité de son peuple (nègres, mulâtres, Koulis, Syriens…) et de ses histoires (individuelles, familiales).
L’écrivain (qui se nomme, p 135) est un homme qui fait parler une femme (biographie de Marie-Sophie Laborieux avec extraits) sans aménité pour les hommes (abus en tous genres, abandons, lâcheté, folie…). Cette épopée de femme – qui devient l’âme de Texaco – recouvre cent cinquante ans de lutte, depuis les plantations esclavagistes jusqu’à la conquête de la ville.
Texaco est un bidonville qui s’érige à grand-peine (laborieusement, si je puis dire) contre l’administration et les grands propriétaires « à l’ombre des réservoirs de la compagnie pétrolière Texaco » (p 26) (d’où le nom qui sera conservé et le titre du livre) dont « l’odeur de gazoline » (p 324) irrigue la modernité de Fort-de-France. Les miséreux qui s’y installent sont issus des Mornes (les collines, la campagne), travaillent dans la ville moderne (l’En-ville) en résistant à son pouvoir d’attraction (progrès matériel) et de déshumanisation et construisent un microcosme où les contraires se confrontent (p 352) : « l’indifférence policée » (p 282) de l’En-ville versus la solidarité chaleureuse des Mornes, les mulâtres versus les nègres (sic), etc.
Les dangers à combattre sont ceux de la survie face au loup (de tout ordre) : l’auteur structure significativement son récit avec des repères chronologiques qui font penser aux trois petits cochons du conte enfantin : la maison en paille / en bois / en brique est ici représentée par le temps de carbet et d’ajoupas / le temps de paille / le temps de bois-caisse / le temps de fibrociment / le temps béton (p 13-15). La vulnérabilité face à la destruction se réduit et le « contentement » (p 293) augmente.
Texaco est l’exemple type de ce que Lucia Quaquarelli observe avec la création de « Résistenze in Cirenaica » (Narrations mobiles: écrire l’Italie, à pied, essai chroniqué ici récemment) : « […] un laboratoire de mémoire historique, d’unification des résistances, d’antiracisme, de solidarité avec les migrants et les réfugiés, d’un retour du passé colonial refoulé, d’antidotes aux poisons de la guerre et de la terreur […] (note 133, p 186) qui reprend « la tradition folklorique des conteurs » (note 134, p 187).
En ce qui concerne la langue, Patrick Chamoiseau à l’instar des auteurs et autrices antillais se fait le chantre de la créolité en de multiples références à Aimé Césaire et à Édouard Glissant (dédicace p 9, citation p 11, référence à la pensée du « tout-monde », p 81 , à l’œuvre de Glissant, p 354 ; citation, p 421). Et comme le dit Marie-Sophie, elle mélange « le créole et le français, le mot vulgaire, le mot précieux, le mot oublié, le mot nouveau…, comme si à tout moment elle mobilisait (ou récapitulait) ses langues » (p 424) dans un patchwork savoureux (voir l’article « La littérature antillaise francophone » ici pour plus de détails).
Texaco devient mythe et légende (p 426) et sous la plume de Patrick Chamoiseau une grande fresque où la magie résonne en creux dans la logique cartésienne française (p 296) : « rêvant de toutes les langues, la ville créole parle en secret un langage neuf et ne craint plus Babel » (p 243).
Citations:
– p 148 : « Solitude, c’est famille liberté. Isolement, c’est manger pour serpents… »
– p 150 : « Quartier créole est comme fleur de l’endroit. »
– p 301 : « Cette détermination m’entourait d’un cerclage de silence, de ceux qui naissent entre les gens normaux et les personnes qui pointent aux avants du destin. »
– p 326 : « Le ciel. La mer. La terre. Les mornes. Les vents. L’endroit était magique. »