
Irène Frain, L’Or des nuits****
Antoine Galland (Antécédent bibliographique), 256 pages, julliard (07/05/2025),
Je remercie Les éditions julliard ainsi qu’Alexandrine de Babelio pour l’envoi de ce livre.
L’Or de la nuit retrace l’histoire de l’édition des Mille et Une nuits en France grâce à son « découvreur » Antoine Galland. Comme l’époux de la belle Shéhérazade, le savant – et le public, avant et après lui – est à son tour captivé, « amoureux » (p 340) et piégé par le texte.
Quand bien même la traduction du parchemin des contes persans devient addictive, tout en continuant d’opposer le savant reconnu dans le domaine des monnaies anciennes et des manuscrits et le rêveur, l’homme aguerri de 63 ans se refuse à inventer (« le mot le met en fureur », p 135) pour ne pas ressembler à « un Perrault ». Il est néanmoins conscient de son travail d’ajouts : il commente, invente, brode, allonge, et de retraits : il coupe, résume, oublie.
Son travail pose les questions fondamentales de savoir à qui revient la paternité d’une œuvre : entre l’auteur des sources et celui du texte achevé, et comment nommer ce dernier entre auteur et traducteur (comme si un auteur n’était pas toujours le traducteur d’une certaine réalité, d’autant plus si le premier auteur, ou dans le cas présent le conteur a déjà raconté l’histoire à de multiples autres sources potentielles) ainsi que de déterminer entre réécriture, version, palimpseste… ? (Notons qu’Antoine Galland a été honnêtement cité comme antécédent bibliographique lors de l’édition de L’Or de la nuit).
Faisant intervenir une pléiade de personnages, les péripéties matérielles (les difficultés professionnelles de l’orientaliste), morales (les scrupules du traducteur entre le savant et le rêveur) et historiques (le grand hiver de 1709, les archives civiles…) qui ont entouré le travail d’Antoine Galland, Irène Frain transforme le récit de l’histoire du conte en un autre roman ! À l’image de ces contes sans fin, l’écrivaine raconte le parcourt du livre sans hâte, en dix chapitres très courts, des paragraphes brefs mais avec des détails parfois très circonstanciés, des phrases nominales et des expressions courantes, un style déconcertant quelques fois.
L’or des nuits représente l’alchimie qui se concrétise la nuit lorsque Galland, après Antoun Youssouf Yohanna dit Hanna va décrocher la lune (p 96, 363). L’écriture devient sa pierre philosophale car si les « mots sont pauvres, les voici changés en or » (p 71, 320). Parce qu’écouter ou lire le mot « chameaux » fait surgir les chameaux, le sortilège (p 111) opère. Le plaisir d’écouter s’adjoint celui d’écrire oscillant entre magie et malédiction : tantôt festif et lénifiant (p 112), tantôt marqué par le diable (p 129).
Quoi qu’il en soit, toutes les prières tracées sur le manuscrit voulaient que « les contes que renfermait le livre […] fassent le bonheur des humains jusqu’à la fin des temps » (p 98) et c’est ce à quoi participe l’œuvre d’Irène Frain.
Citations :
– p 47 : « Un jour, il a laissé le champ libre à la part la plus secrète mais aussi la plus vive de lui-même, cet être poétique et inventif qu’étouffait depuis des années son double, le savant. / Et c’est lui, le discret, le tendre, le fantasque, le déraisonnable Galland qui a découvert dans un obscur manuscrit arabe de quoi faire rêver ses semblables, et mieux encore : une nouvelle façon de les faire rêver. »
– p 62 : « Ces nuits où les mots du rêveur m’entraînaient toujours plus loin dans le temps et l’espace. »
– p 63 : « Il retrouvait tout ce qui faisait leur art, une manière unique de tisser une histoire et rendre l’auditeur captif des fils de l’intrigue ».
– p 129 : « Quand le diable veut damner un homme, il lui place une plume dans la main. »
– p 172 : « “Sur la route, on peut tout te voler, sauf tes souvenirs. N’aie que ta mémoire pour bagage. Ce que tu verras et entendras, inscris-le en toi comme des lettres sur une pierre. Les souvenirs sont aussi changeants et fuyants que certains voiles, mais qu’importe, ils restent tes souvenirs et ton plus précieux trésor.” »