
Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes
2024 Actes Sud, numérique 275 p.
2024: Houris obtient le prix Landerneau (voire plus?).
2016-2017: Zabor ou les Psaumes reçoit le prix Méditerranée en 2018.
2013-2014: Meursault, contre-enquête: prix Goncourt du premier roman.
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Dans l’interview référencée ci-dessus, l’auteur défend le droit à la littérature arguant que lorsqu’il y a concurrence dans les discours, il y a liberté – ou du moins débat – une alternative aux totalitarismes. François Busnel lui demande ensuite s’il se prend pour un dieu libérateur. Kamel Daoud lui répond que même Dieu a écrit un livre : la bible (pour les chrétiens). Et même les dictateurs. Citons le texte (p 118) : « Me revient l’histoire de Daoud, David de l’autre livre, le prophète à qui Dieu donna une voix unique et la possibilité d’élever un chant auquel les montagnes faisaient chœur ». Ou bien p 132 où il parle de l’arche de Noé…
Quoi qu’il en soit, si l’auteur se sent investi d’un don, d’un pouvoir et d’une responsabilité, le narrateur de Zabor ou les psaumes aussi.
L’enfant puis l’adolescent se cherchent une langue qui ne serait pas/plus sa langue maternelle. Elle ne serait pas l’arabe classique qui représente ce que le latin est pour le français : une langue qui n’est pas parlée dans la vie. En Algérie, il existe en effet plusieurs dialectes locaux (comme parmi de nombreux idiomes nationaux en général). Ismaël commence à lire. Puis il écrit. Car écrire ressuscite les disparus de l’Histoire, la petite comme la grande. Écrire éloigne la mort et l’enfant a le don d’écrire, donc d’éloigner la mort. Ismaël devient Zabor. Mais il doit écrire vite : il n’a que trois jours avant que la mort achève l’œuvre commencée. Il ritualise ainsi son obsession. L’auteur avoue que lui-même écrit vite ses romans.
Les trois parties du roman s’articulent autour de ce que dit 1/ le corps (rejeté, mortel) ; 2/ la langue (la parole, l’idiome) ; 3/l’extase (le sacré). Le récit alterne les caractères normaux et les italiques, mettant en exergue – ou en retrait – des apartés, digressions, moments particuliers ? Le monde imaginaire de l’enfant abandonné avec sa mère répudiée par son père se développe en dehors et en même temps au cœur de sa communauté. Il se met au service de son village en dépit de mauvais traitements reçus en retour et quelques bribes de reconnaissance prudentes. Il dédie à chaque mourant un livre auquel il donne un titre volé/emprunté rappelant/symbolisant la vie du défunt. Il les immortalise en quelque sorte. Car l’écrit perdure et ce qui est écrit n’est pas oublié.
D’aucuns ont vu dans ce roman une fable, un bestiaire, un chant, un psaume, un hymne à l’écriture. On peut aussi comprendre Zabor comme un enfant différent des siens, un être volontaire qui se hisse au-dessus de ses problèmes. Ses confessions – aveux très intimes parfois – le délivrent. Le style de l’auteur reproduit ce que l’oral peut avoir de confus et de répétitif. Le récit s’enroule autour du lecteur ou de la lectrice comme une volute vibrante, parfois entêtante comme un parfum lourd et capiteux, mais toujours poétique, éloquent et déterminé. Dans un style dont il ne renie pas les origines orientales, Kamel Daoud rend un hommage direct à la langue française et à sa littérature.
On est sensible dans ce deuxième roman – à l’instar de Houris qui, publié en 2024, défiera l’interdiction de parler (femme, guerre…) – au tabou de l’écriture, preuve de la dangerosité de la parole et des mots écrits (notons que la maison d’édition Gallimard a été proscrite du 27ᵉ Salon international du livre d’Alger (SILA) pour des raisons éminemment politiques). On (re)trouve dans Zabor (a posteriori, si on a lu Houris auparavant comme dans mon cas), le symbole du mouton (Zabor « bêle » : il est le fils sacrifié à la religion du pays et à celle de son père), l’oubli, la femme, le corps, la femme sans corps…
Zabor ou les psaumes est un livre dans un livre et la mise en abyme témoigne incontestablement des champs de bataille de l’auteur, du souffle qu’il y a mis et que l’on retient à la lecture.
Citations :
– p 12 : « J’aimais cette étiquette, « celui qui lisait » ou « celui qui a lu ». Une formule définitive, allant à l’essentiel, c’est-à-dire le Livre ou le Savoir sacré. »
– p 131 : « Dans toute métaphore, il y a une page pliée. »
– p 132 : « Et l’arche est justement mon écriture, cet ordre qui tient tête au déluge. Oui, mon Dieu, je repousse quotidiennement la fin du monde. »
– p 161 : « J’obtins un statut inédit : ni homme (car je ne travaillais pas, je ne priais pas, je ne fréquentais pas les miens), ni femme (à l’évidence). Mon corps était invisible comme celui des femmes, je n’occupais pas la rue, je ne fréquentais pas les cafés, je ne quittais la maison et ses murs que pour rendre visite à des malades […] Mais contrairement aux femmes, je pouvais sortir la nuit, aller dans les cimetières, élever la voix, me promener sans me cacher sous un haïk, mener des prières solitaires ou m’asseoir en face du café, à l’est […] vers l’aube. […] je me sentais comme un troisième sexe. »