
Abel Quentin, Le voyant d’Étampes
2024 Éditions de l’Observatoire, numérique 327 p.
J’ai lu ce livre après Cabane. J’ai retrouvé, à postériori donc, le style, le ton et l’esprit d’Abel Quentin. Autant Cabane est tragique, autant Le voyant d’Étampes est dramatique. Deux opus qui posent les bases d’une vision pessimiste de l’auteur dénonçant une évolution dangereuse de la société.
Car la lecture du Voyant d’Étampes n’est pas exempte d’instruction, d’avertissement et d’ironie. On se réjouit des portraits sculptés à coups de hache, mais le rire grince lorsque l’auteur touche à la fragilité de l’individu face à la foule anonyme.
En effet, en esthète naïf et dépassé, Jean Roscoff se fait happer par une vertigineuse descente aux enfers orchestrée par « Les Nouvelles Puissances » (p 292). On pense bien sûr à 1984 d’Orwell, d’autant que le terme « novlangue » apparaît (p 16). L’intrigue cette fois pourrait s’intituler : « Jeanne et Les Nouvelles Puissances ». À l’ère des réseaux sociaux et des dérives identitaires, l’auteur dessine le cadre d’une génération adepte de la woke culture (ou wokisme : conscientisation/éveil) et de la cancel culture (annulation/expulsion) aux émotions ultra exacerbées et définitives. Camus disait que « le XXe siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte » (p 278).
Si le narrateur n’insulte pas en retour ses détracteurs, son ton est acerbe, féroce, sarcastique tant vis-à-vis des communistes, des milieux littéraires et universitaires, des anciens de SOS Racisme et des amis qui s’éloignent lorsque la situation devient gênante. La satire est amplement orientée.
Le sujet d’étude du professeur d’histoire à la retraite était piégé (c’est le second traquenard dans lequel il tombe innocemment). Jean Roscoff se prend d’admiration pour Robert Willow, un poète au destin surprenant. Sans se douter de la surprise qui l’attend véritablement en fin de compte et à un double niveau, l’universitaire analyse l’œuvre sans a priori. Et c’est là son erreur. Robert Willow est noir et selon le consensus généralisé depuis J. P. Sartre et Réflexion sur la question juive, un blanc qui raconte la vie d’un noir la déforme (p 164). Willow est traité non seulement d’incompétent mais surtout de raciste. Le comble pour un ancien sympathisant de la cause antiraciste!
Fallait-il un anti-héros caricatural (retraité de 65 ans, divorcé, alcoolique, jouisseur qui se laisse aller pour camper une victime crédible ? Ce personnage décapant offrait-il à l’auteur plus de visibilité pour faire valoir le sens critique d’une génération (les séniors 2024) en perdition ?
Le problème est de taille. Il met en branle une question non résolue et une nouvelle problématique autour de la question. Les Nouvelles Puissances reprochent à Jean Roscoff d’avoir déracisé (sic) Robert Willow et d’avoir procédé à une appropriation culturelle. Alors que l’universitaire se défend d’imposture, il met en avant le fait que le poète lui-même n’était pas né à Étampes et qu’il écrivait pourtant comme François Villon (p 191) : « Était-ce un imposteur ? Un braconnier ? Fallait-il le blâmer de ne pas avoir parlé de là où il était ? De ne pas avoir parlé en Noir américain, ès qualités de Noir américain? Il avait parlé de l’endroit de son cœur, et cet endroit le faisait plus français que cent générations de gargotiers orléanais».
Alors que Flaubert – et Kamel Daoud récemment avec Houris – prône le droit à écrire sur ce que l’on n’est pas (une femme pour un homme, un blanc pour un noir, un jeune pour un vieux, etc.) parce que l’écriture le permet, la sensibilité à un écrit, a fortiori à un poème, ne peut-elle dépasser le milieu socio-culturel dans lequel l’écrit est né ? Quand bien même ce milieu peut expliquer la genèse de l’écriture, ne limite-t-on pas le pouvoir de l’écrit si on le réduit à ses origines ?
Mais si Sartre parle de « Juif inauthentique », il explique dans Réflexion sur la question juive que le Juif est juif par le regard des non-juifs et que pour mettre un terme à l’antisémitisme, il ne faut pas « changer » le Juif mais “changer” l’antisémite, c’est-à-dire changer le regard de l’autre. Notons que Toni Morrison (première femme Afro-Américaine prix Nobel en 1993) parle de sa nouvelle Récitatif écrite en 1983 en ces termes : « J’aimerais écrire sur des Noirs sans avoir à dire qu’ils sont noirs. Exactement comme les Blancs écrivent sur les Blancs ». Elle ajoute dans son essai Playing in the Dark (1992) : « Dans la seule nouvelle que j’aie jamais écrite, Récitatif, j’ai fait l’expérience d’ôter tous les codes raciaux d’un récit concernant deux personnages de races différentes pour qui l’identité raciale est cruciale ». L’identité raciale de Robert Willow, poète « médiéval », n’était pas primordiale pour Jean Roscoff (quand bien même il n’avait pas manqué de la préciser).
Mais l’ironie suprême avec laquelle l’auteur joue dans l’épilogue pour notre plus grand frisson intellectuel, le retournement de situation, la pirouette de fin démantèlent tout l’échafaudage de l’engagement et démystifient conviction et vérité. Et comme dans Cabane, ce dénouement remet en question le choix du/des protagonistes.
Citations :
– p 34 : « Ce sont des esprit de système, et les esprits de système auront toujours l’avantage. Représente-toi une pensée close, une doctrine qui explique tout. C’est redoutable. »
– p 90 : « Oui, Willow avait un cœur vaste que l’exercice quotidien du cynisme n’avait pas réussi à nécroser. »
– p 149 : «J’avais posé un regard non racisant sur mon sujet robert Willow. Je l’avais déracisé (sic). Je n’avais vu, je n’avais voulu voir que le frère poète, mon frère mélancolique. Je n’avais pas vu le noir. N’était-ce pas le but ultime poursuivi par ce mouvement ? Et cette histoire d’appropriation culturelle, en quoi me concernait-elle ? je n’avais pas pillé la culture d’autrui, mon casque de colon entre les deux oreilles […] Robert Willow était un poète. Il n’appartenait à personne, ou plutôt il appartenait à tout le monde – à tous ceux hommes et femmes de bonne volonté, qui voulaient bien se pencher sur son œuvre.»
– p 221 : « Sartre écrivait que l’homme doit définir sa conduite à partir de sa situation. Le Juif qui fuyait sa situation était un Juif inauthentique. »
– p 231 : « Je respectais la volonté de Willow de ne pas être lu en tant que Noir. »
– p 278 : Camus disait : « Le XXe siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte. »
– p 279 : « La nuance n’est pas le compromis, ni le maquignonnage. Elle est le courage suprême. »
– p 289 : « L’injure est tombée dans les mœurs. L’injure est devenue un mode d’expression. Elle a empoisonné toute la société. »
– p 282 : « On ne peut pas, aujourd’hui, expliquer un texte en s’affranchissant du contexte socio-culturel dans lequel il a vu le jour. Encore moins de nier ce contexte. »