
Kamel Daoud, Houris
2024 Gallimard, 412 p.
Lauréat du prix Landerneau le 23/10/2024
La cérémonie de remise du prix (voir ici)
Je souhaite à Kamel Daoud toute la réussite qu’il mérite dans sa carrière.
Quelques mots de l’auteur en plus (voir ici)
Mes félicitations à Kamel Daoud pour ce roman bouleversant à bien des niveaux.
Interview 1 Mollat Gallimard (ic)
Interview 2 Gallimard (ici)
Interview 3 Le Point (ici)
Interview 4 Mollat 11/09/24 (ici)
Le livre de Kamel Daoud est composé de trois parties : 1-p 13 : La voix : c’est la voix d’Aube (Fajr), une voix qui se trouve dans sa tête puisqu’elle est muette suite à une agression ; 2-p 157 : Le labyrinthe : il représente le retour à l’origine, le village où Aube a passé son enfance avec sa sœur qu’elle croit morte à sa place et où le fil sera démêlé ; 3-p 299 : Le couteau : arme du crime, celui qui égorge Aube, qui mutile Aïssa et massacre les victimes des islamistes au cours de la guerre civile. C’est la période de l’Aïd (Aïd el-Kébir) qui commémore la soumission d’Ibrahim à son Dieu en sacrifiant son fils, Ismaël, remplacé de nos jours par un mouton. Le couteau, l’égorgement et les moutons sont donc hautement symboliques dans le récit.
Le roman Houris s’engage sur deux fronts. Dans un premier temps et c’est le titre du roman « Houri », signifie : « Femme très belle promise par le Coran aux musulmans fidèles qui accéderont au paradis ». Dans le titre, il y a le « s » du pluriel. L’auteur précise qu’elles sont au nombre de 72, promises aux kamikazes. Il les décrit comme un « fantasme morbide » qui fausse le rapport à l’amour de la femme. Le personnage féminin Aube s’exprime à la première personne du singulier. On pourrait objecter à l’auteur (homme) la difficulté de se mettre à la place d’une femme, si on oubliait que Flaubert a dit « Mme Bovary, c’est moi ». Dans l’une de ses interviews, Kamel Daoud récuse le fait qu’on ne puisse pas écrire sur ce que l’on n’est pas (sexe, religion, couleur, etc., une problématique que l’on retrouve chez Abel Quentin dans Le voyant d’Étampes, autre auteur en lice pour le prix Landerneau avec le roman Cabane). C’est une barrière, une « douane » précise-t-il, que l’imagination de l’écrivain peut dépasser, car l’écriture est un « tapis volant ».
Pour en venir à Aube, la jeune héroïne se demande si elle doit donner la vie alors que son traumatisme, sa culpabilité et son amour naissant pour son embryon de fille à naître dans un monde d’hommes l’en dissuadent (sur ce point, je mentionnerai Badjens de Delphine Minoui (également en lice pour le prix Landerneau 2024) et rappellerai le livre de Toni Morrison : Beloved). L’écrivain algérien hisse son personnage à la place de symbole d’un féminisme qui incarne le droit au bonheur, sachant qu’être féministe, c’est être égoïste (sic), car vouloir réparer le féminin réparera les peuples…
Ses paroles ne peuvent que trouver un formidable écho.
D’autre part, Kamel Daoud s’engage sur un front politique. En donnant encore une fois une voix à quelqu’un qui l’a perdue: Aïssa, il fait ressurgir une guerre qui a fait 250 000 morts, que des gens ont vécue dans leur chair, mais que le gouvernement occulte par une loi sous prétexte de réconciliation. Le silence, l’oubli, le tabou préservent ainsi « le deal » (sic) avec les « barbus de Dieu », selon les termes du texte. Si l’écrivain informe sur cette « décennie noire », il se défend de faire de la docu-fiction. Houris reste donc un roman.
L’enjeu pour les deux personnages est de prendre la parole dans un environnement qui l’interdit, dans un contexte contraint ou d’amnésie généralisée. Ils vont se reconstruire, se déchargeant d’une double peine, et trouver une “bonne” raison de vivre. L’auteur s’explique dans l’une des interviews citées plus haut, en disant que sa raison intime consiste à saisir la brûlure de l’insoutenable grâce à la littérature qui va plus loin dans l’inénarrable, qui soutient le paradoxal quand la prise de parole répond à une nécessité et obéit à une urgence…
On trouve dans ce livre puissant l’âpreté des sentiments, la dureté de l’Histoire et la violence des hommes. Monologue intérieur d’une femme traumatisée, loquacité d’un conteur empêché, la parole est au cœur de l’identité. Beaucoup de sensibilité, de poésie, de finesse aux tonalités orientales troublantes en accord avec le sujet s’entremêlent dans un roman lucide, nécessaire et courageux au regard de la société, de la religion et de la politique. Les propos, denses et glaçants sont en même temps porteurs d’espoir à l’instar du prénom choisi pour l’héroïne : Aube.
Ce livre est le lauréat du Prix Landerneau 2024 auquel j’ai participé.
Citations:
– p 26 : « Car, ici, ce n’est pas un endroit pour toi, c’est un couloir d’épines que de vivre pour une femme dans ce pays. Je te tuerai par amour et te ferai disparaître en direction du paradis et de ses arbres gigantesques. »
– p 289 : « Chaque jour, j’arrivais au café en boitant et j’ouvrais un livre qui n’existait pas, et les gens me montraient leur respect en acquiesçant et en se taisant, à cause de ce livre, unique au monde, en vingt-deux volumes dans ma tête et dans mon cœur. »
– p 292 : « On rapporte aux auditoires ce qu’ils veulent écouter. »
– p 297 : « Il est interdit d’enseigner, d’évoquer, de dessiner, de filmer et de parler de la guerre des années 1990. Rien de rien. »