
Abel Quentin, Cabane
2024 Les éditions de l’observatoire, 477 p.
Tout d’abord, quelques interviews de l’auteur:
Le titre : la notion de « cabane » n’est pas immédiatement présente (la première apparition du mot se situe à la page 288 puis 303-5 et 312. Elle revient aux pages 452-4-8-9 et 470. Lors des interviews, l’auteur explique qu’elle incarne la cachette, le refuge et l’isolement radical en intégrant celle du terroriste d’une part et celle de l’ermite d’autre part. De plus, elle illustre un univers mental que représente, pour lui, la littérature: une niche privilégiée pour ses écrivains préférés.
La couverture : des gens attendent sans rien faire; sans réaction, ils sont assis devant un spectacle.
Le bandeau : il est là pour accrocher le lecteur et la lectrice par un rappel d’œuvres précédentes, par une phrase choc ou une citation… C’est le cas ici (p 277). La couverture et le bandeau sont très explicites.
Le genre : entre écologie et thriller psychologique, c’est avant tout une aventure humaine. À partir d’un rapport scientifique (le rapport 21 ou le rapport Dundee), l’enquête du journaliste porte sur les conséquences, les effets et les retombées de ce rapport sur les quatre lanceurs d’alerte environnementaux.
Le ton : il est difficile d’expliquer l’écologie politique et le résultat de leurs efforts n’est pas celui que les quatre protagonistes espéraient. Le groupe se sépare, s’isole et répond de manière différente. L’ennui des auditoires devant quelque chose qu’ils ne veulent pas voir, « qui n’est pas amusant ou sexy » finit par paralyser l’information, l’action et la réaction. Les mots sont parfois grossiers, brutaux, ils sont là pour déranger ; les périphrases sont mordantes ; les images dures, les portraits arides. À côté de cela, les mises en scène parfois drolatiques sont tout à fait romanesques. Ce qui en fait un récit puissant.
La structure : le roman débute avec un narrateur omniscient puis l’enquête pour savoir ce que sont devenus les scientifiques passe à la première personne: le « je » de Rudy Merlin (patronyme en hommage à l’enchanteur/sorcier légendaire ?). Le parcours depuis les années 1960 jusqu’à nos jours est retracé par le journaliste puis par l’écrivain qui reprennent tour à tour le message par une mise en abyme expliquée aux lecteurs (p 452).
Le livre se segmente en 1/ le Rapport 21 ; 2/ les Dundee (chercheurs) ; 3/ Quérillot (chercheur) ; IV/ Rudy (journaliste) ; V/ Gudsonn (chercheur) ; VI/ un copain russe (Annie Kappa et Jacqueline Mattemont) ; VII/ les hippopotames de Pablo Escobar (Quérillot, Mildred) ; VIII/ Age of Aquarius ou l’ère du verseau (l’article) ; IX/ Le soldat de l’invisible (épilogue).
Le changement d’époque, de personnages et de style s’opère facilement (récit (il(s) / enquête (je) / journal intime (un autre « je ») / inclusion de citations / retour à la troisième personne de l’auteur omniscient pour l’épilogue.
le point de départ : le rapport Meadows est bien réel. Sa lecture a été un choc pour l’auteur qui regrette les 50 années perdues depuis. Tout a débuté au club de Rome avec des chercheurs inquiets sur la croissance. La terre étant limitée, un phénomène d’épuisement et d’effondrement du système mondial s’est profilé nettement prouvé par les algorithmes d’une informatique débutante à l’époque, vérifiés par la suite. Cabane met le doigt sur un sujet d’actualité, hautement sensible. Les débats sont encore conflictuels au lieu d’être consensuels et l’immobilisme a du mal à être délogé malgré de nombreux textes parus sur les problèmes environnementaux (Vargas : L’humanité en péril (T1et2) ; Elizabeth Kolbert : La 6e extinction ; Léo Mariani : Le goût des possibles : Enquêtes sur les ressorts symbolistes d’une crise écologique ; etc., chroniqués sur ce site).
Le thème : si cette œuvre met en scène un sujet scientifique, il n’en reste pas moins un roman. La vulgarisation du problème est lisible, le rapport est cité et résumé sans rentrer dans des explications compliquées. L’écrivain a pris le parti de ne pas développer (redévelopper ou sur-développer) le contenu du rapport (21/Dundee alias Meadows) pour axer l’histoire sur son impact. Car comme on dit : mieux qu’un long discours, une bonne histoire fera passer le message. L’examen de conscience proposé est susceptible d’induire celui de tout un chacun.
Les personnages : l’histoire porte donc sur les chercheurs et collatéraux et sur les conséquences sur leur vie. Dans un premier temps : 1/ le couple Dundee porte le fardeau et le flambeau du rapport dans les médias ; le français Quérillot, malgré sa mauvaise conscience jouit de tous les avantages de la popularité et de l’argent qu’il lui rapporte ; le norvégien Gudsonn se marginalise et son génie des mathématiques se mue en folie terroriste ; enfin Rudy Merlin, le journaliste suit son parcours, mais perd sa trace. Comme dans Humus de Gaspard Koenig, il y a plusieurs choix possibles présentés : les Dundee bâtissent une ferme écologique ; 2/ Querillot profite hic et nunc ; 3/ Gudsonn se radicalise. Le choix de chacun des personnages est dramatisé en fin de compte par l’ironie glaçante d’une « morale » qui porte à le reconsidérer. Éventuellement.
Mon avis : Comme dans toute œuvre, il y a le fond et la forme. Ce que dit Abel Quentin peut interpeller l’opinion, mais la façon dont il le dit peut ne pas enthousiasmer les lecteurs. Quand bien même l’histoire est « bonne », le style reste personnel. Et quand bien même le livre est « bon », son sujet peut dérouter les lecteurs. Je crois pourtant que l’écrivain a emprunté ce qu’il fallait au réel pour créer un écho dans notre actualité et ce qu’il faut de fiction pour rendre captivant un sujet troublant. L’alternance des personnages, sujets et genres narratifs brise la linéarité du motif et l’enquête apporte du suspense. En revanche, quelques digressions (la suite de Fibonacci, le nombre d’or, les interprétations ésotériques qui leur sont associées, les réflexions de Gudsonn (en plus du journal) ou celles sur Kaczynski par exemple et quelques autres références notoires, la multiplication des personnages secondaires vers la fin (Érika Lovland, Patrice Émile, Pérouel…) allongent le texte. D’un côté, l’érudition densifie le propos, mais de l’autre, la profusion des informations peut perturber la lecture et disperser les lecteurs.
Si le roman est passionnant, il n’en reste pas moins pessimiste, voire catastrophiste. Les portraits proposés (militantisme radical, déni, folie) ne sont donc pas des réponses qu’il faut prendre au pied de la lettre devant un état de fait implacable. L’alerte est (re)lancée et chacun garde le soin de déterminer son attitude à venir. Et quoi qu’il en soit, si Sophocle (Antigone) nous prévient que « Personne n’aime le messager qui apporte de mauvaises nouvelles », il convient de suivre le conseil de Shakespeare (Henry IV, part 2, 1598), à savoir : « don’t shoot the messenger » !
Citations:
– p 32 : « analyser les causes et les conséquences à long terme de la croissance sur la démographie et sur l’économie mondiale. »
– « Les activités humaines peuvent-elles poursuivre leur croissance de façon durable, face aux limites des ressources naturelles non renouvelables, de la surface des terres arables et de la capacité d’absorption de la pollution par les écosystèmes ? »
– p 33 : « Ce qui signifiait un effondrement des conditions matérielles d’existence et une diminution brutale de la population mondiale, dans la deuxième partie du XXIe siècle. »