
Marianne Jaeglé, L’Ami du Prince
2024, Gallimard, 277 p.
Je remercie Lecteurs.com et les éditions Gallimard pour l’attribution et l’envoi de ce livre.
Dans un entretien réalisé le jeudi 13 juin, Marianne Jaeglé, lauréate du Prix Orange 2024 pour L’Ami du Prince déclare : « L’Antiquité appartient à notre imaginaire ».
Et en effet, l’écrivaine nous confirme à la fin du livre que son « roman se déploie dans l’espace entre ces deux phrases, entre ce que Tacite n’a pas jugé utile de paraphraser, puisque ses contemporains en disposaient, et ce que Montaigne déplore ne pas avoir pu lire, dans ce blanc laissé par la disparition des derniers mots du philosophe.” (p 266).
Si Sénèque a écrit dans ses dernières heures une lettre perdue pour la postérité, l’espace entre réalité et absence laisse le champ libre à l’interprétation. L’écrivaine se place donc dans cet intervalle. Son personnage adresse une lettre “fictive” à son ami Lucilius accordant ainsi un caractère d’authenticité “historique”, de sincérité dans la confession et une familiarité de ton à son récit.
Le roman de Marianne Jaeglé sur “la naissance d’un monstre par un personnage qui essaye de s’opposer à une catastrophe annoncée” est un récit in ultima res. Parce que l’on connaît l’histoire de Néron (Nero) et de Sénèque, l’autrice démarre sur la date de la mort du philosophe, c’est-à-dire par la fin. L’utopie pour ceux qui lisent les évènements des siècles après leur survenance était un défi pour l’humaniste de son temps. L’Ami du Prince a tenté d’accorder ses pensées, son discours et ses actes conformément aux principes d’éducation qu’il soutenait dans ses écrits. Il s’est heurté au caractère influençable du jeune prince, à son côté artiste qui ne souhaitait pas devenir un dirigeant. Il a été empêché dans son être profond par le destin que sa mère, empêchée également parce que c’était une femme, aurait pu en revanche accomplir sans avoir recours à des mesures illicites. Empêché Sénèque lui aussi qui, obligé à des compromissions se résout au compromis ultime : accepter le mal pour éviter le pire.
l’Histoire retient les actes, les évènements, les dates. Les raisons et les vides laissés par la mémoire collective et les textes sont à la disposition de l’imagination de l’autrice. Elle choisit une introspection sous forme épistolaire, une confession qui elle, ne sera pas empêchée parce qu’elle est ultime et où le philosophe fait face en toute lucidité à ses questionnements, doutes, regrets et remords, ses erreurs et l’acceptation de son échec, qui le brise en dépit de ses principes issus du stoïcisme.
Entre classicisme et contemporanéité, le conflit entre le bien et le mal, l’homme de bien confronté au mal repose la question : que peut-on faire? Politiquement parlant, le combat n’est sans doute pas utopique dans une démocratie, mais contre l’impérialisme et la tyrannie? La lutte menée par le philosophe, conseiller et “ami” est tragique parce qu’il est seul face à un pouvoir immense et imprévisible. Afin qu’il en ressorte dignement (image que l’Histoire n’a pas forcément imposée), Marianne Jaeglé a choisi de le faire revivre pour témoigner de sa dimension humaine (non plus historique, légendaire, mythique). À l’échelle individuelle, l’impuissance de l’homme Sénèque est émouvante : comment résister, malgré toute sa vertu (au sens de qualité) à ce qui nous échappe?
Les « instruments » que l’écrivaine a mis à l’épreuve sont, outre une fine connaissance de la biographie et de la psychologie du personnage, un talent qui, bien que l’on connaisse la conclusion de l’histoire, arrive à entretenir tout au long du roman le désir de savoir. Le pari est réussi.
Citations:
– p 41 : « L’apprentissage de toute notre vie pourrait se résumer à ceci : un usage approprié du langage. Quand un homme n’aurait appris que cela, au cours de sa vie, il n’aurait pas vécu en vain. »
– p 87 : « À maintes reprises, j’ai interrogé mes souvenirs et ma conscience : ai-je mal agi ? »
– p 102 : « Notre société n’aime pas que les femmes sortent du rôle qui leur est attribué, encore moins qu’elles s’arrogent le pouvoir. »
– p 141 : « nosce te ipsum » (connais-toi toi-même).
– p 156 : « Je sentais monter en moi une violente colère, dont l’origine n’était pas claire à ce moment-là. Aujourd’hui, je sais : à la pensée de devoir changer quoi que ce soit à ce que je voyais comme la plus grande réussite de ma vie – mes projets concernant le sénat, les décisions en cours, l’avenir de l’Empire, que je me faisais fort de consolider, à l’idée que, peut-être, ce que j’avais mis en place ne correspondait pas à ce que j’avais imaginé, j’éprouvais de la fureur. J’ai lutté pour ne pas le laisser me détourner de mon cap. »
– p 171 : « Comment avais-je failli à ce point-là dans ce que j’avais cherché à lui enseigner ? Et ce n’était pas tant mon échec qui me tourmentait à ce moment-là que l’appréhension que cela faisait naître en moi pour l’avenir. »
– p 236 : « Avec les meilleurs intentions du monde, j’avais éduqué un monstre ».