
Léo Mariani, Le goût des possibles
Presse universitaire de Paris Nanterre, Libellus collection, 2022, 203 p.
Livre reçu dans le cadre de l’opération Masse Critique de Babelio dont je remercie les organisateurs et les organisatrices ainsi que les éditions de l’Université de Paris Nanterre.
Comme il arrive parfois, la présentation de l’ouvrage reste un peu énigmatique. Quelques mots m’avaient accrochée : le titre bien sûr, puis : potentiel, diversité biologique, altérité… Et la couverture!
Malgré une terminologie universitaire qui demande une lecture appliquée – ce qu’il convient de prendre en compte –, je suis entrée dans ces enquêtes anthropologiques avec une curiosité qui ne s’est pas démentie jusqu’à la fin.
Que ce soit l’histoire du durian (un arbre fruitier que je ne connaissais absolument pas), celle de la tomate (dont je fais chaque fois l’expérience au supermarché) ou les problèmes de l’agriculture et viniculture, Léo Mariani nous expose les mécanismes qui nous détachent du terrain et de la vraie relation avec la nature.
« “Le durian partage l’humanité en deux”, il oppose ceux qui l’adorent à ceux qui le détestent. C’est là le point de départ de [s]on enquête » (p 38). En effet, à partir de cette constatation, Léo Mariani bâtit une analyse du symbole (une convention collective contraignante) et de l’indice (forme qui attire l’attention vers des engagements individuels) qui va déterminer un rapport au monde opposé.
En universalisant un besoin narcissique d’Homo sapiens à (se) penser (à) lui-même, il en a découlé des comportements face à la nature de type dominant. Sa capacité de distanciation lui a permis de « faire groupe » et de construire une civilisation anthropocentrique. Elle a limité et réduit les champs des possibilités auxquels nous nous heurtons à présent.
On en revient à l’éternelle dichotomie entre objet et sujet, nature et culture, existence et essence, contingence et politique, foi et curiosité… Les sens, les pulsions, l’affect sont directement associés à l’animalité que la société de plus en plus urbaine relègue à la notion du sauvage qu’elle combat dans l’affirmation de l’abstrait, de la raison et de l’intellect. À partir de l’exemple du durian, Léo Mariani en arrive à la conclusion que nous n’avons pas fait « taire » la terre, mais refusé de « l’entendre ».
Ce que nous suggère l’anthropologue est donc de revoir notre contrôle à la baisse, de nourrir la diversité, d’enrichir la créativité pour l’avenir de l’humanité. Osant l’ouverture d’esprit (et l’inclusivité dans l’écriture de ce texte), il nous propose d’explorer Le goût des possibles (d’où le titre, plusieurs fois rappelé) dans toutes nos relations avec le vivant (humains ou autres qu’humains), de tenir compte de leur historicité, de ne pas « parler à leur place » (p 87), mais de « retrouver en contexte, les mots et les idées [se nouant avec ] les actes ».(p 190-1).
Citations :
– p 18 : « Faire confiance est aussi essentiel que problématique ».
– p 19 : « Le symbole relève de l’ordre de la convention, il est collectif et il peut éventuellement n’être que cela, ne faire référence à rien d’autre qu’aux entendus d’un groupe. L’indice peut être collectif, aussi, mais par définition il est autre chose, invitant sur des chemins plus individuels et sinueux. Je suis persuadé, aujourd’hui, que si ces deux formes de rapports cohabitent le plus souvent, elles impliquent chacune des formes d’attention et d’engagement différents. »
– p 27 : « En ouvrant des possibles, il en referme d’autres, abandonnant des liens dans un geste qui n’est pas qu’émancipateur mais aussi réducteur. « Faire groupe », c’est toujours un peu renoncer. »
– p 75 : « Les représentations symboliques organisent une économie de la perception. »
– p 102 : « Parce qu’il est fondamentalement contingent et imprévisible, le vivant entrave par définition le déploiement empirique de l’idéal universaliste qui n’a d’alternative, pour se réaliser, que d’aller contre lui : d’intégrer les différences en les faisant disparaître. »
– p 129 : « Dans certains cas, le doute et le trouble sont encore renforcés par l’apparition du numb taste [goût insipide voire engourdissant la langue], un goût qui gêne la plupart des gens mais dont Bao Seng [producteur de durians à Penang] soutient qu’il est le plus digne d’intérêt, parce qu’il “contient tous les autres”, comprenons : en potentiel [p 129] comme une conjugaison de promesses en suspens. » (p 132)
– p 137-8 : « Il est probable ainsi que l’idéalisme contienne le germe de sa propre perte, un germe qui est celui de tout narcissisme : le risque de ne plus se voir que lui-même et de se trouver prisonnier d’une liberté sans substance, impossible à vivre. »