
François Landry, Le sang des arbres.
2023, Boréal, 272 p, lu en numérique 210 p.
Le narrateur tient le journal chronologique (sur une année, de la mi-janvier à la mi-décembre) de sa vie au cœur de la forêt laurentienne au Québec.
Ce journal de bord est aussi un journal intime. Souvenir (le cerisier de Montmorency : l’arbre à gaudriole (p 86)), anecdotes, réflexions sur l’actualité (Ukraine) et pensées éthiques, l’auteur entrecoupe ses occupations forestières de lectures que l’on peut aisément reconnaître sous son phrasé érudit quand elles ne sont pas explicitement citées (Voltaire / Rousseau / Diderot, Hegel, Balzac, Pagnol, Huysmans, Beauvoir, Colleen McCullough, Kerouac, Tesson, etc.).
La langue française employée est agréablement émaillée de tournures aussi bien familières que châtiées, d’humour, de canadianismes (hostie, ciboire, brunante, chablis, caboose, polluriel, le pestac (spectacle)…et, quand nous disons le loto, il dit la loto (comme le job devient la job), agrémentée de quelques mots anglais courants. Il n’y a aucune volonté d’exotisme ni de revendication régionale. Pas davantage de pédantisme (quand bien même il y a des listes savantes concernant la faune et la flore) sous l’autodérision évidente.
L’art de vivre de ce campagnard convaincu est bouleversé en cette année 2022 par un derecho (tempête de vents rectilignes dont la puissance s’apparente à celle d’une tornade). Sa « forêt enchantée » (p 131), son « temple de verdure » (p 94) se transforme en un désastre à réparer. Un labeur fatigant et frustrant. Les pannes d’électricité ne font pas la une des priorités nationales, mais handicapent le forestier aussi bien que l’écrivain.
J’ai aimé lire les noms retraçant un parcours que j’ai personnellement eu le plaisir de suivre pendant mes vacances estivales de la même année (Laurentides, Saguenay, Sherbrooke, Montréal, boulevard Taschereau…). J’ai rencontré plus de beau temps et moi210ns de vestiges de la tempête, heureusement.
La mélancolie météorologique de François Landry pourrait décourager les visiteurs. Il est toutefois vrai que le climat prend une part si importante au Québec que malgré l’interdit littéraire de parler du temps qu’il fait, un récit au quotidien ne peut manquer de s’y référer. Il est heureusement égayé par les observations fauniques de l’écrivain, professeur à l’université qui se mue en ornithologue averti, pourvoyeur de nourriture pour les oiseaux, mais aussi pour les cervidés, redresseur de torts contre les écureuils et autres agresseurs des plus faibles.
La vie, juste la vie, ses petits riens et ses grandes interrogations, le reclus volontaire en fait la matière d’un écrit pointu et piquant, sensible, mais quelque peu désabusé. Le narrateur se choisit célibataire alors que l’auteur vit en couple, situation qui semble plus crédible pour justifier sa misanthropie (p 208).
Quoi qu’il en soit, ce journal semi fictif (pourquoi écrire un journal ? p 66) ne parle pas de la sève des arbres, mais du Sang des arbres. Dernière phrase du journal qui donne son titre à l’ouvrage. Une toute première référence implicite au Sang des autres de Simone de Beauvoir ?
Citations:
– p 38 : « Des gens aussi débonnaires vis-à-vis des animaux ne sauraient agir tels des loups pour leurs semblables. »
– p 45 : « Occire les uns pour soutenir la bonne fortune des autres condamne qui s’autorise au geste à verser dans le dualisme sommaire. […] Un justicier prétendu ne saurait se donner licence morale d’attenter à la vie avant d’avoir diabolisé son détenteur.
– p 66 : « Pourquoi écrire, d’ailleurs ? […] Miroir social pour les uns, outil de transformation du monde pour les autres, art intransitif selon les esthètes de la déconstruction formelle, pratique lucrative chez les promoteurs du divertissement de convention, expression du génie de l’avis des mystiques de l’individualisme, sublimation des troubles névrotiques du point de vue de la psychanalyse, instrument traditionnel de valorisation idéologique des classes dominantes chez les marxistes, médium d’introspection et d’ascèse pour les moralistes d’obédience judéo-chrétienne, la littérature, j’écourte la liste, est sujette à de perpétuelles redéfinitions, qui dépendent évidemment des a priori catégoriques de chacun. »
– p 66 : « Pourquoi tenir un « journal » ? N’est-ce pas la négation éhontée de la fonction primordiale de l’activité du producteur de phrases, la communication ? »
– p 82 : « Entre mes façons de voir et celles de la majorité, l’écart se creuse. L’indépendance d’esprit s’acquiert-elle du fait d’un isolement volontaire ou est-ce le choix de la solitude qui s’avère la conséquence du décalage ressenti entre sa propre mentalité et celle de l’opinion commune ? »
– p 91 : « Le doute est mon lot. Et mon lot physique suscite mes doutes, cage dorée où je me suis constitué prisonnier de ma propre initiative et dont je crains maintenant la perte de la clé qui me permettrait de m’y soustraire. »
– p 96 : « Pour un incivil, l’humanité peut être séduisante quand on la maintient à distance. De s’y fondre précipiterait son inéluctable discrédit. En revanche, la méconnaissance cultivée à son endroit pourrait aussi la travestir en une frauduleuse contrefaçon, la convertir en bête repoussoir ou viendrait s’engouffrer la somme de mes ressentiments. »
– p 184 : « Nombre d’écrivains dont j’admire le travail demeurent des insatisfaits, des contempteurs de système, les critiques impitoyables et lucides de la comédie humaine sous toutes ses formes. Pas étonnant que les gens lisent peu. S’ils le faisaient, ils auraient du mal à s’en remettre. »