
Ágnes Heller, Une éthique de la personnalité
2023 Calmann Levy, 552 p.
Livre reçu dans le cadre de l’opération Masse Critique de Babelio dont je remercie les organisateurs et les organisatrices ainsi que les éditions Calmann Levy.
Je dois dire tout d’abord que cet essai n’est pas un ouvrage de vulgarisation. Il s’adresse à des lecteurs et des lectrices muni.e.s de sérieuses bases en philosophie et d’une disposition d’esprit adéquate. Elles seront nécessaires pour apprécier l’exposé d’Ágnes Heller.
Pour ma part, je ne suis pas aussi férue que j’aimerais l’être en ce domaine, mais le sujet me passionnant, je me suis accrochée. Si je ne suis pas sûre d’avoir pleinement compris tous les détails et les subtilités, en revanche ma lecture a progressé, facilitée par la répétition des concepts présentés sous différents angles. Car ce qui était brillant de la part de la théoricienne hongroise, était d’alterner (volontairement, voir p 53) une structure en trois parties imbriquant et prolongeant les textes de trois conférences consacrées à Nietzsche (et Wagner, concernant son héros Parsifal), par un dialogue entre deux étudiants (Joachim et Lawrence) au sortir de cette série de conférences, auxquels est venue se joindre Vera, une « non philosophe » et enfin, par un échange épistolaire entre l’une des étudiantes ayant suivi les conférences précitées et sa grand-mère, échange à propos des dites conférences et de Lawrence qui fait également le lien entre les trois parties.
La démonstration didactique sur le cas d’école que représente l’exemple pratique de l’opéra wagnérien est présentée sous forme d’un examen pointu avec le jargon académique corrélatif. Ensuite, la contradiction qui émerge entre les deux amis et Vera (dont le rôle est de relancer la confrontation) produit un dialogue au style libre, familier et vif, teinté d’un peu humour. La mise en scène de la vie ordinaire (boire, manger, dormir…) est indiquée grâce à de brèves didascalies et quelques changements de décor rendant ainsi plus accessible un débat qui sursoit aux réponses définitives. L’entendement s’élargit encore lorsqu’enfin, la proximité sur laquelle joue l’autrice avec le trio de la mamie, de sa petite fille et de son amoureux potentiel (Lawrence) fait rebondir les questions toujours remises en cause.
Alors que l’ensemble se repositionne successivement et que la compréhension s’améliore, chacun et chacune est libre de faire le choix d’approfondir le propos tenu et d’envisager le « saut existentiel » (si elle ou il ne l’a pas déjà fait) qui lui est expliqué. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : tout d’abord, le choix ou « le saut » se fait sous la catégorie de la « différence » ou de l’universalité (ou les deux). Ensuite, l’authenticité requiert une fidélité sans faille luttant contre finitude, contingence et inachèvement.
Cet ouvrage ne parle pas de « morale » au sens traditionnel du terme et en tout cas, pas sous son acception judéo-chrétienne. Car après Nietzche, notre époque selon laquelle « Dieu est mort » a davantage besoin d’une morale individuelle que de principes autoritaires. C’est ce saut que des hommes et des femmes réussissent, prouvant qu’il est encore possible d’être une « bonne » personne.
J’ai retrouvé dans ce livre des échos de la Théorie de la Désintégration Positive de Dabrowski (Patricia Lamare, voir article ici) qui me conduisent à penser que « surdouance » et « saut existentiel » relèvent d’une même aptitude « remarquable ». de même, le « coup de dé heureux » (p 70) ou l’amor fati me fait penser au poème typographique de Stéphane Mallarmé : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». le poète du hasard pousse la métrique à son comble pour abolir le désenchantement d’une époque moderne dénuée de tout absolu.
Citations :
– p 70 : « Le « coup de dé heureux » dit oui à sa propre vie (et, de là, à la vie en général), non parce qu’elle est une vie heureuse mais parce qu’elle est la sienne, son destin ; parce qu’elle est ce par quoi il est devenu ce qu’il a (toujours) été. »
– p 85 : « Être fidèle à soi-même ; telle est la première sinon la seule maxime d’une éthique de la personnalité. »
– p 116 : « Quel que soit le type de moralité qui anime les personnages d’un drame (païenne, chrétienne, sceptique, laïque, humaniste, ou autre) les héros principaux d’une tragédie représentent toujours une éthique de la personnalité. »
– p 198 : « Dans le monde moral, le contenu ne se résout jamais complètement dans la forme. »
– p 238 : « Joachim : La philosophie morale de Kant ne rend pas bons les hommes et les femmes ; aucune philosophie morale n’accomplit un tel miracle. / Lawrence : Et pourquoi pas ? N’est-ce pas là précisément la tâche qu’elle s’assigne à elle-même ? »
– p 247 : « Le perspectivisme, l’historicisme, le relativisme ont pris la place des savoirs absolus, de la croyance en un ordre du monde divin, éternel, inaltérable et nécessaire ; en un mot, de la certitude. »
– p 377 : « Lawrence : Tout ce dont l’opposé concerne l’éthique concerne également l’éthique. »
– p 428 : « Dans la longue discussion « péri psychè », Vera et moi sommes arrivés, entre autres, à la conclusion que ce que nous appelons notre « psyché » n’est que la tension entre deux a priori (le génétique et le socio-culturel) et que l’ajustement entre ces deux a priori n’est jamais achevé. »
– p 465 : « Ainsi dans mon esprit, la jeunesse est le temps du sérieux ; c’est dans l’âge mûr qu’on peut prendre la vie plus à la légère. »
– p 491 : « Nous inventons des « types » pour éviter les généralisations, mais les types sont déjà des généralisations. »
– p 557 : « Il me semble que l’on pourrait décrire l’amour moderne comme la seule manifestation de l’éthique de la personnalité. Il semblerait même que l’amour soit le couronnement de cette éthique. »