
Romain Gary, Les racines du ciel
1972, Gallimard, 494 pages.
Pour reprendre le schéma rhétorique de Romain Gary (p 361) : l’éléphant, pour l’homme blanc, c’est la chasse et l’ivoire. Pour l’homme noir, c’est la viande et les traditions viriles. Pour l’un comme pour l’autre, la beauté ou la noblesse de l’animal, c’est frivole.
L’incompréhension et la confrontation entre les gouvernements (français, africain, américain) et entre des hommes égoïstes et cyniques s’enflamment lorsque Morel, un Français revenu de la Seconde Guerre mondiale, d’un camp de concentration et de la résistance s’arme pour la défense de la cause des éléphants, représentant pour lui le symbole de la liberté absolue. Il coalise alors les haines et l’admiration, les manipulations et l’indifférence, dans une époque pas encore consciente des priorités écologiques.
Ce roman offre une fresque aux dimensions africaines. Les vastes étendues, les ciels étoilés (p 111) dépeignent un espace dont l’intensité se heurte à la médiocrité rencontrée à l’hôtel du Tchadien où l’atmosphère tourne en rond. L’écrivain décrit les hommes dans leur lâcheté ou leur aveuglement, qui préfèrent mentir et se mentir afin que rien ne change.
Dans une langue fluide et un discernement d’une grande perspicacité teinté d’ironie et en même temps de bienveillance, le rapport qui est fait sous forme de témoignages dans « l’affaire Morel » semble exposer un « cas d’école » insoluble. Les répétitions scandent l’impénétrabilité des mentalités et la lente progression vers un dénouement inéluctable démontre les limites des raisonnements respectifs.
Car le maître mot est celui-ci : liberté. Liberté pour les éléphants de vivre sans être massacrés, liberté pour les Africains de garder leurs traditions, liberté pour les colonisateurs de conserver leurs prérogatives. Morel est coincé entre les forces en présence, sans être soutenu par la population qui ne voit pas son intérêt. Son action est déformée et rabaissée. Ne pouvant supporter qu’elle soit noble et qu’elle se suffise à elle-même, les hommes décrédibilisent la cause « utopique ». Morel est accusé de vouloir « changer d’espèce », de nier « la dignité humaine », de tromper les hommes. Sa misanthropie est jugée excessive. Il est traité de « rogue ». En conséquence de quoi, il devient un bouc émissaire à qui on impute les désordres locaux. D’un côté comme de l’autre, on interprète et récupère sa revendication à des fins politiques « plus importantes ». Les éléphants dérangent les choses et les gens par leur énormité et leur force. Les Africains comme Waïtari veulent sortir le pays du colonialisme grâce (à la révolution et) au développement économique. Ils ne conçoivent pas une Afrique soumise au primitivisme que représentent ces pachydermes qui menacent l’agriculture et l’industrialisation. Les colons de L’A.E.F. n’envisagent pas une Afrique sans un certain immobilisme qui garantit leur présence. À cette époque, un défenseur de la nature est un « illuminé » alors que pour Morel, les éléphants représentent « une marge d’humanité » (p 370).
L’explication du titre « Les racines du ciel » se situe au milieu du roman (p 227). Elle est reprise ensuite de nombreuses fois dans le récit (246, 271/272, 346, 293…). Les racines symbolisent les désirs profonds de chacun de vivre selon des valeurs de « justice, de liberté, d’amour » (p 228). Quelle que soit la confession (ou l’absence de religion), l’âme – quel que soit ce qu’elle recouvre chez les humains –, a besoin d’un absolu pour se dépasser. De même que Morel est incompris par les autorités, de même ceux qui partagent sa « croisade » sont méprisés. Chacun a des motivations différentes, évidentes pour le photographe (le scoop) et le naturaliste (la préservation de la faune), cachées (mais qui se découvriront tôt ou tard) ou mélangées (qui rejoindront celles de Morel finalement). Seule une femme l’aide dès le début pour l’objectif qu’il s’est assigné, auquel elle croit. Qu’une femme puisse s’investir dans une autre entreprise que l’amour d’un homme, qu’elle ait foi en l’humanité malgré les injustices qu’elle a subies gêne autant que la revendication elle-même. Minna est « là pour son propre compte » (p 479) tout en affirmant – par le fait même qu’elle soit allemande (« Quelqu’un de Berlin » p 459-60) – que la fidélité, le courage et la foi en l’espèce humaine sont possibles.
Cette relecture, occasionnée au motif du thème auquel je m’intéresse en ce moment (le végétal, ici avec le terme « racines ») montre combien grande est la difficulté de faire comprendre aux uns et aux autres ce qui est vital à long terme pour l’humanité. Si les racines du ciel sont celles du cœur, les hannetons de Morel sont comme les éléphants de Fluche (p 56) ou encore la jeune dame inventée pour soutenir le moral des prisonniers, un hommage au pouvoir de l’imagination et à l’espoir.
N.B. Ce livre a été ajouté à ma bibliographie concernant mon « écrit en cours » (à lire dans la rubrique « Projets ») et à ma liste ” Livres dont le titre est d’ordre végétal” (voir dans “Jeux, listes, etc.”).
Citations:
– p 7 : Quant au problème plus général de la protection de la nature, il n’a, bien entendu, rien de spécifiquement africain : il y a belle lurette que nous hurlons comme des écorchés.»
– p 11 : « … La partie ne pourra être gagnée que le jour où la protection de la nature sera réclamée avec force par l’opinion publique elle-même. » M.H. Cowie, délégué du Kenya à la Conférence de Bukavu, Congo Belge, 1953.
– p50 : « […] il y avait derrière ces propos déroutants quelqu’un de gentil et d’un peu bizarre, la bonté rend souvent bizarre, devait-elle expliquer plus tard à Saint-Denis, c’est forcé. »
– p 84 : « Ce Morel, s’il n’existait il faudrait l’inventer. Il va peut-être réussir à ameuter l’opinion publique. […] il faut lutter contre cette dégradation de la dernière beauté de la terre et de l’idée que l’homme se fait des lieux où il vit. […) il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur sera possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation. »
– p 145 : « Je savais qu’il avait le pouvoir de transformer un homme en arbre, après sa mort, et quelquefois même avant […]. C’est ainsi que j’avais fini par conclure un marché avec Dwala, qui m’avait promis et même juré de me transformer en arbre, avec une solide écorce, la prochaine fois, avec des racines bien plantées dans la terre africaine […] »
– p 254 : « C’était un homme qui croyait à quelque chose de propre. »
– p 506 : « […] tournant parfois la tête […] vers la silhouette d’un arbre dont son œil caressait les ramifications infinies – il y avait longtemps que l’arbre était son signe préféré, avant celui de la croix. Il souriait. »