
Lorenza Pieri, Le jardin des monstres
2021, Préludes, 224 pages, lu en numérique, titre original : Il giardino dei mostri.
L’histoire de deux familles rurales italiennes au cours des années 80 s’entremêle. Annamaria, une adolescente « grassouillette » (p 138) de 15 ans, cherche sa place dans sa famille et dans la vie, alors que sa riche et belle « amie » Lisa lui oppose une situation acquise, désirable et rebutante à la fois. Ce duo rappelle celui d’Elena Ferrante dans L’amie prodigieuse avec Elena — la timide et Raffaella — l’effrontée, ainsi que celui du premier roman de l’autrice J’avais une île (lire ici).
Mais ce qui distingue ce roman d’une autre saga familiale, c’est le mélange des éléments entre fiction et réalité. On y retrouve la trace des événements authentiques de l’époque (Gorbatchev, la chute du mur de Berlin, les positions contre le développement de l’énergie atomique, Madonna, le matérialisme et la corruption, etc.). On y rencontre l’artiste franco-américaine Catherine de Saint-Phalle, dite Niki de Saint Phalle et son art, qui occupent une position centrale parmi les personnages du récit. Les quelques longueurs concernant certains personnages secondaires illustrent un léger éparpillement du récit, rappelant celui des fragments de miroir apposés sur les sculptures de l’artiste.
Mais selon elle : « ça doit bien vouloir dire quelque chose » (p 225).
La construction des sculptures géantes des “Nanas” prend place dans un jardin qui deviendra emblématique de l’artiste. L’art qui conduit à la reconstruction identitaire de Niki de Saint Phalle déclenche l’admiration chez Annamaria, la jeune fille en formation. Le jardin, lieu de rencontre des sensibilités féminines, exprime force et fragilité grâce aux vingt-deux sculptures monumentales incarnant les vingt-deux cartes du jeu de tarot structurant les vingt-deux chapitres du livre. L’histoire personnelle de l’artiste s’y trouve transfigurée dans des œuvres « exorcisant » sa colère, sa névrose et ses peines (p 162). Le « Jardin » prend ainsi une majuscule, comme les « Monstres » dont le sens contextuel prévaut sur le sens littéral par glissement (p 140) créant une expression idiomatique dans le livre.
Toutefois, ce jardin est moins décrit comme un jardin avec des arbres, des plantes, des fleurs, etc., mais comme l’endroit où il est possible d’exposer des œuvres d’envergure. Par conséquent, il devient un lieu de tous les possibles en matière de création. C’est un lieu de passage, de rencontres entre les êtres et entre des émotions qui engendreront à leur tour des transformations. Au cœur d’un temple expiatoire, il personnifie une symbologie féministe moderne (p 204, 223, 224).
Les amateurs d’art reconnaîtront la marque de Gaudi et du parc Güell. Via le gigantisme de ses sculptures, Niki de Saint Phalle exprime la (dé)mesure de ses inspirations. Inspiration multiple, libre, foisonnante et non conformiste, culture cosmopolite et synthèse des techniques, on peut également penser, par exemple et sans vouloir comparer strictement les styles, à Dali ou au “Palais idéal” du facteur Cheval.
La joie, le rire, l’humour d’Annamaria soignent l’artiste qui fascine l’adolescente avec laquelle elle échange. Se libérant des dictats sociaux et familiaux, l’image de la femme se construit en laissant tomber le masque. L’absurde ou le merveilleux sont magiques, nous rappelant ainsi le mouvement littéraire marqué par Garcia Marquez, Asturias, Fuentes, Cortázar et bien d’autres écrivains sud-américains. La magie de la vérité dans la réalité est « un super pouvoir, un projet à mettre en actes » (p 164) nous confie Niki de Saint Phalle. La « monstruosité » de ses Nanas est symbolique de ce pouvoir.
Le titre de ce second roman de Lorenza Pieri Le jardin des monstres (Il giardino dei mostri) s’inspire ouvertement – comme “le Jardin des Tarots” (“Il Giardino dei Tarocchi”, nom du jardin ouvert au public depuis 1998) – du “Parc des Monstres” ou “Sacro Bosco di Bomarzo”, plus connu sous le nom de “Parco dei Mostri”. Tous deux sont également situés dans la province de Viterbe, au cœur de la Tuscia Laziale, à la frontière entre le Latium et la Toscane. Tous deux exposent plus de vingt œuvres d’art aux formes énormes, étranges et mystérieuses. (voir ici un article sur le parc).
NB : ce livre a été ajouté à ma liste « titres d’ordre végétal » (à lire dans la rubrique « Jeux, listes et collections ») ainsi qu’à mon « écrit en cours » (dans la rubrique « Projets »).
Citations :
– p 36 : « La beauté peut aider, mais elle ne protège pas de la souffrance. Et ceci vaut également dans l’art. Peut-être que mes performances féministes ont interpellé en partie parce que je suis belle. J’imagine que si j’avais été laide, on aurait dit que j’étais frustrée, que je m’en prenais aux tableaux qui représentaient des symboles masculins parce que j’en voulais aux hommes de ne pas me désirer. Au moins, je n’ai pas eu à entendre ça. Toutefois, il y a un revers de la médaille : quand on est belle, les gens ont du mal à vous prendre au sérieux. Ils ne regardent pas ce qu’on fait, ils tiennent pour acquis que l’on doit chacune de nos réussites à un homme amoureux qui nous a aidée, ce qui retire tout mérite à notre travail. »
– p 121 : « Annamaria avait compris que l’absurde était magique, bien plus intéressant dans son extravagance que la routine immuable des campagnes et la vie ennuyeuse du village. »
– p 140 : «Ce serait chouette de retourner aux Monstres toutes les deux, je veux dire au Jardin des Tarots.»
– p 162 : « Elle utilise l’art comme une soupape de sécurité, elle tue ses obsessions ».
– p 197 : « La nature est pleine de sens toute seule, sans les gens. Mais pas les lieux artificiels : l’art a besoin de quelqu’un qui le regarde. »
– p 204 : « Mes Nanas, qui rétablissent un pouvoir féminin dans une dimension où elles ne peuvent être écrasées… »
– p 223 : « Je me suis mise à réfléchir aux femmes, à leur rôle. La colère est tombée. Il est resté la souffrance. Au bout d’un certain temps la souffrance est partie à son tour et je me suis retrouvée dans l’atelier, peignant des créatures joyeuses qui célébraient la force féminine. »
– p 224 : « Nana* veut dire « fille » en argot, j’ai toujours aimé que ce mot ressemble à Inanna, la déesse fille de la lune, qui a mille et un visages et qui peut jouer tous les rôles féminins. »
– p 225 : « Je vis même dans une maison aux murs entièrement faits de miroirs, mais où je ne peux pas me regarder en entier. Je me reflète partout mais je ne peux me voir que par morceaux. Ça doit bien vouloir dire quelque chose. »
– p 282 : « Toi, tu vas mal parce que tu vis dans cette tranchée entre ce que veulent les autres et ce que tu es, et cette tranchée tu les as même aidés à la creuser. Et maintenant, la peur de ne convenir à personne te paralyse, te fait passer l’envie de vivre. »