
Karel Schoeman, Le jardin céleste
2022, Actes Sud, titre original : Die Helmeltium (afrikaans) 240 p. Lu en numérique 182 p.
Ce roman débute par un rendez-vous entre deux personnes d’un certain âge qui se remémorent leur première rencontre. Ni la rencontre, ni le rendez-vous ne sont romantiques. Les deux personnages évoquent un passé enfui, une époque sur le point de basculer et un temps périmé. Pour un bref moment de connivence, le partage repose sur le souvenir d’un été, d’une maison ouverte sur un jardin, de la vie dans la campagne anglaise, chez de riches aristocrates.
Les descriptions paysagères riches en détails et en émotions contribuent non seulement au décor de la vie oisive de ces privilégiés, mais encore à l’annonce du déclin de cette joie insouciante, par les menaces que font peser Franco et la guerre d’Espagne en même temps que la montée du nazisme en Allemagne (1937). Le rappel de la guerre des Boers (1881 et 1902, entre les colons d’origine néerlandaise et l’Empire Britannique) en Afrique du sud (« ancienne colonie anglicisée », p 87), d’où le personnage principal est originaire, conforte le décalage entre les conversations souvent frivoles et l’orage qui assombrit physiquement et ponctuellement les réjouissances estivales.
Mais la réussite de Karel Schoeman est de faire passer dans l’écriture (en langue afrikaans traduite), notamment par l’intermédiaire des descriptions du jardin, le décalage et le passage entre l’avant et l’après. La métaphore de l’éden en perdition est filée avec les dégâts subis lors de la soirée orageuse mais plus subtilement rappelée par l’avancée de l’ombre sur les pelouses. On sent que l’auteur est sensible à la végétation – ses descriptions du veld où il vit en sont également la preuve – ainsi qu’aux problèmes de l’héritage (p 128) et des principes hégémoniques.
Le jeune homme Nikolaas (ou “Nicholas” que Mme Chambers continue de prononcer à l’anglaise de manière indiscutable), en tant qu’étranger n’est pas coutumier des règles et de l’étiquette qui règnent dans ce milieu au mode de vie victorien. Le tact, la discrétion, la réserve se heurtent souvent de part et d’autre avec maladresse, installent un malaise sensible, mais aussitôt dissipé par la singularité d’une famille qui déroge elle-même à une certaine bienséance stricte. Les acteurs de cette garden-party peuvent tout aussi bien être conventionnels que modernes, distants que chaleureux, matérialistes que lyriques.
Le jardin céleste est l’occasion pour l’auteur de dresser un portrait nostalgique de la gentry, couleur sépia, mais également d’un constat sur un moment charnière de l’histoire, vu par des intellectuels.
NB. Ce livre a été ajouté à ma liste « Titres d’ordre végétal » et à la bibliographie de mon « écrit en cours » (voir “Mes projets”).
Citations :
– p 10-11 : « Il s’arrêta devant les grandes fenêtres et contempla le jardin verdoyant à l’arrière du Bâtiment. Le calme de ces jardins à l’ancienne le frappa. »
– p 98 : “Ils ont un labyrinthe dans le jardin, intervint Prudence. Un tout petit. Et un canal.”
– p 98 : “Vous devez penser que nous sommes tous un peu zinzin, avec nos jardins, notre cricket et nos thés de cinq heures – en réalité un repas totalement ridicule, tout à fait superflu.