
Emmanuelle Bayamack-Tam, La treizième heure
P.O.L 2022, 512 p
Après un titre mystérieux : si la référence est un compte en 24 heures, la 13ème est juste celle qui vient après midi. En revanche, si le cadran ne marque que 12 heures, la 13è heure est une heure supplémentaire ou fictive : soit c’est une heure où tout peut arriver, soit c’est une heure nulle et non avenue – le nombre 13 n’étant d’ailleurs pas considéré comme un porte-bonheur.
Après, une 4ème de couverture énigmatique : « Quand sonnera la Treizième Heure, qui est aussi l’heure de nous-mêmes, elle nous trouvera bien éveillés, tous nos sens en alerte, absolument prêts pour le triomphe de l’amour. », on découvre un roman à trois voix pour trois personnages aux trois points de vue différents sur l’histoire qu’ils ont vécue.
Avant, pendant et après, c’est un rêve qui prend une réalité tout autre que celle qui avait été prévue. C’est une demande d’amour, de liberté sexuelle et de tolérance : le père n’est pas le père, la mère n’est pas la mère et la fille n’est pas seulement une fille : l’autrice traite de la transidentité LGBTQIA avec humour, provocation mais aussi avec une grande compréhension.
Capable d’une grande érudition, notamment sur le thème du genre (les acronymes médicaux (IPA, IMC, etc.) ; la vaginoplastie, p 226 ; les TOC, p 385 ; le caryotype, p 390, etc.), l’autrice fait également preuve d’une grande familiarité (verlan, argot, anglais branché), d’un langage cru, voire vulgaire qui donne en même temps force à son discours et témoigne de sa connaissance des gens de la nuit.
Le roman est dynamique, démontrant une volonté indomptable de jouir de la vie quelle qu’elle soit et ce, pour les trois protagonistes de l’histoire. Les regrets ou les remords, l’insatisfaction ne viennent qu’à la fin lorsque la jeunesse de certains s’épuise et que la conscience fonctionne mieux : l’égoïsme des uns a dévasté les autres. L’église de la treizième heure ne suffit pas pour réparer le mal qui gangrène la société.
La fin en épiphanie christique pour Lenny est sûrement aussi excessive que la rédemption de Hind. Farah ne peut que s’écarter pour trouver sa propre voie. Fuite ? Abandon ? Refus de pardon ? Il ne me semble pas. La jeune personne rejette les mensonges qui ont bercé son existence jusque-là, afin de trouver une vie bien à elle. Car entre tous les excès et les provocations, il se trouve qu’elle est intersexuée, pas « à cause » de sa mère d’intention (soit : le père), mais de sa mère biologique (p 225) !
Hind, ex-Shérif et future Myrtho n’est pas folle (cf. p 236), elle est exubérante et intolérante à la morosité. Elle veut vivre à tout prix une vie “extra ordinaire”. Le prix sera élevé. Ce livre rappelle, par certains côtés celui de Georges Millot, La butte 3D (voir article ici) : un amour improbable et complexe.
Alors que Lenny continue de transcender sa vie avec Rimbaud, Verlaine, Apollinaire (et bien d’autres) en un vibrant hommage à la littérature, après le tourbillon frénétique que fut le passage éclair de cet amour foudroyant, Hind vit avec les paroles de ses chansons préférées qui sont sa poésie à elle. Piaf, Aznavour, Goldman rythment son récit qui se termine sur « Ne me quitte pas » de Jacques Brel.
Ce livre bouleverse les idées reçues, le conformisme et une version binaire de la société. Les sentiments et les situations complexes ont été traités avec finesse, bien que frôlant parfois la caricature. Très moderne, il saura parler aux nouvelles générations.
Pour terminer, une question peut-être : est-ce que Farah est une “chimère” ? ( p 227).
Citations :
– p 112 : « Sans doute faut-il choisir entre aimer les hommes ou les connaître. »
– p 121 : « Les gens jugent leur corps plus sévèrement que leur âme. Je suis même à deux doigts de penser que l’intolérance avec laquelle ils traquent leurs défauts physiques est inversement proportionnelle à leur laxisme moral. »
– p 227 : « Née de nos chimères, ne se devait-elle pas d’en être une elle-même ? »
– p 235 : « Pour tout dire, ça m’allait très bien d’être une autre, ça m’allait très bien de ne pas vivre dans un éreintant tête-à-tête avec moi-même, ça m’allait très bien d’aimer éperdument : je me retrouvais dans cette perte. »
– p 314 : « Je ne sais pas si les contraires s’attirent, ou si les champions de l’amour pèchent par optimisme, voient un défi à relever là où il n’y a que du chagrin à espérer, mais le fait est qu’ils foncent, avec un enthousiasme qui force le respect, tout droit vers celle ou celui qui est le moins fait pour eux. »