
Annie Ernaux, Passion simple
folio 1991, 77 p.
Le titre « Passion simple » sonne un peu comme « passé simple ». Le temps grammatical évoqué annonce non seulement la professeure de lettres, mais aussi la fin de la passion qu’elle décrit, jusqu’à ce que « le monde recommence de signifier en dehors de A” (p 68).
Par ailleurs, la simplicité apparait immédiatement : une femme attend un homme. En une phrase si simple qu’elle en est presque banale, toute l’intensité de l’amour est assumée. L’« acuité clinique » saluée par le jury du prix Nobel 2022 se retrouve donc dans la justesse des mots, la vérité des sentiments et la sensibilité de l’émotion.
Ce livre est très court, à l’image des autres livres d’Annie Ernaux en général. Un concentré, une « autopsie » incisive qui n’a pas besoin de longueurs, ni de grandiloquence pour raconter un instant de vie. En effet, sans pathos ni préciosité littéraire, le roman s’installe sur des bases simples. Il déroge parfois au code typographique avec ses paragraphes décalés et sans majuscules (p 14, 27, etc.) justifiant la question que l’autrice se pose elle-même : « Tout ce temps, j’ai eu l’impression de vivre ma passion sur le mode romanesque, mais je ne sais pas, maintenant, sur quel mode je l’écris, si c’est celui du témoignage, voire de la confidence telle qu’elle se pratique dans les journaux féminins, celui du manifeste ou du procès-verbal, ou même du commentaire de texte. ». Les mots sont importants : le « commentaire de texte » dénote l’enseignante, la « confidence » féminine appelle la confession rousseauiste, tandis que le témoignage comme le procès-verbal dévoile le besoin d’une transparence. Elle « expose » cette passion sans « l’expliquer », ni se justifier (p 32 et 70), anticipant néanmoins le moment où elle sera soumise aux « « valeurs morales » du monde qui se rapprochent avec la perspective d’une publication » (p 69).
Il y a peu d’adjectifs, mais des verbes puissants. L’écriture ne cache, ni n’expose de jugement particulier. Les faits sont montrés sans licence, mais sans obscénité non plus. La recherche de perfection est celle que l’autrice met dans son travail d’écrivaine : une certaine nudité qui en prouve l’authenticité, couronnée par la réussite et la satisfaction d’un « don reversé » (p 77). Un jusqu’auboutisme vital (p 23). Elle parle de « réalité » (p 31), « la plus violente et la moins explicable » (p 75) : encore des mots simples mais concrets (p 75) pour un luxe auquel elle ne croyait pas de prime abord (p 77).
Annie Ernaux reçoit le Prix Nobel de Littérature le 06/10/2022. Elle devient la 17e femme à décrocher le prix littéraire le plus prestigieux depuis la fondation des célèbres récompenses en 1901. Elle est la 16e des lauréats français et la première femme française.
Citations :
-p 21 : « On épuisait un capital de désir. Ce qui était gagné dans l’ordre de l’intensité physique était perdu dans celui du temps. »
– p 23 : « Je ne fais pas le récit d’une liaison, je ne raconte pas une histoire (qui m’échappe pour la moitié) avec une chronologie précise […], ou approximative […]. Il n’y en avait pas pour moi dans cette relation, je ne connaissais que la présence ou l’absence. »
– p 42 : « J’avais l’impression de m’abandonner à un plaisir physique, comme si le cerveau, sous l’afflux répété des mêmes images, des mêmes souvenirs, pouvait jouir, qu’il soit un organe sexuel pareil aux autres. »
– p 45 : « Je vivais le plaisir comme une future douleur. »
– p 68 : « Le monde, donc, recommence de signifier en dehors de A. »
– p 77 : « Le luxe […] c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour une homme ou une femme. »