
Elaine Castillo, Nos cœurs si loin
LA CROISÉE 2022, 576 pages, titre original : America Is Not the Heart.
Livre reçu dans le cadre de l’opération « Masse Critique » de Babelio dont je remercie les organisateurs ainsi que les éditions mentionnées.
Tout d’abord, la comparaison entre la version anglaise et la traduction française révèle une différence notable : si l’idée est similaire (le cœur, l’éloignement) le titre original (introduisant le nom de l’Amérique) est plus critique. En effet, les Philippins exilés aux États-Unis n’y trouvent pas le “cœur” qu’ils ont laissé aux Philippines, et bien qu’ils tentent de reformer un groupe aimant en Californie, le titre semble sous-entendre que l’Amérique ne puisse pas être le cœur. Tout court.
Est-ce donc un roman de l’exil ? Les protagonistes ne sont ni tout à fait américains, ni plus tout à fait philippins : le cœur est resté au pays, c’est la raison qui s’est installée dans le nouveau.
Est-ce un roman de la reconstruction ? L’identité morcelée se cherche encore. La proximité mexicaine sera tout aussi sensible dans le contexte américain que celle de la Chine, l’Espagne ou le Japon dans l’archipel philippin.
Le récit des conditions de vie de cette communauté à l’instinct de conservation familiale exacerbée reflète parfaitement, à mon sens, l’authenticité d’une population loquace, grégaire et généreuse. Le style fluide, presque oral de l’autrice est à ce propos très révélateur, que l’on apprécie (ou moins) l’enchaînement incessant des faits, la précision des détails et le foisonnement des situations. Échappant au régime dictatorial de Marcos et Aquino (dont Hero est la figure héroïque et meurtrie), il évoque sans pathos les difficultés migratoires.
Il est vrai que le roman est long, très long, et certaines digressions ou anecdotes auraient mérité d’être résumées. Il est immersif et en même temps exclusif. Je m’explique : le mélange des langues (tagalog, pangasinan, ilocano et anglais) fait partie intégrante de la réalité des locuteurs. Elle parsème ici le récit sciemment. Cependant, si cette décision (sans lexique ni notes de bas de page) renforce la pertinence du texte, elle déstabilise, à force, les lecteurs étrangers qui se sentent écartés du fait de leur incompréhension vis-à-vis de certains détails – peut-être piquants ? –, et d’une certaine complicité. C’est dommage. De même pour l’aspect culinaire : s’il donne une dimension humaine, ethnique, conviviale somme toute bien agréable, il est parfois un peu omniprésent dans le livre – quand bien même il est omniprésent dans la vie des femmes philippines.
Le couple formé par Paz et Pol illustre l’importance des castes (comme il en existe en Inde), séparant les niveaux sociaux très distinctement, encore au-delà des frontières. Leur fille, Roni, est ballottée entre les deux, en plus de sa double culture, et les bagarres qu’elle déclenche, l’eczéma qu’elle développe sont comme la décharge d’un poids ou les stigmates d’un traumatisme intériorisé.
Et c’est elle finalement qui, au cœur de l’histoire, la rend si attachante.
Citations:
– p 18 : « Tu commences à saisir une chose : ce qui t’est donné ne t’est jamais acquis. »
– p 538 : « Et c’est comme ça que Sunnyhills est devenu le premier…Attends, j’ai le dépliant dans ma poche. C’est ça. Le premier complexe résidentiel de Californie intégré sur le plan racial. »