
Elif Shafak L’île aux arbres disparus
2022, Flammarion, lu en numérique 363 p, titre original : The Island of Missing Trees
Selon les termes d’Elif Shafak, ce roman est un “mélange de merveilleux, de rêve, d’amour, de chagrin et d’imagination” (p 360).
Le cri poussé par une adolescente dans une classe de son lycée est un exutoire contre un traumatisme transmis par le silence qui a pris soin précisément de le cacher, mais dont Ada garde involontairement la mémoire (p 337). Conformément au processus de l’ « annélation » (p 347), les racines enserrent la base de l’arbre et l’empêchent de respirer. Sur le même principe, La jeune fille étouffe dans son milieu.
Elle hurle « contre tout le monde – contre tout » (p 184).
Par conséquent, la libération de la parole, pour Ada comme pour les enfants nés après la réconciliation sur Chypre, est une condition à la guérison du traumatisme qui a transcendé les générations au sein des familles : « Si les familles ressemblent à des arbres, comme ils disent, des structures arborescentes aux racines mêlées et aux branches individuelles adoptant des angles bizarres, les traumatisme familiaux ressemblent à de la résine épaisse, translucide qui coule d’une entaille dans l’écorce. Ils coulent à travers les générations » (p 136).
Le cri réclame une réponse que vont lui apporter finalement le père et la tante.
Commence alors le roman moderne d’un Roméo grec et d’une Juliette turque – avec, en parallèle, celui d’un couple homosexuel turco grec –, à l’heure du partage de l’île entre les deux confessions religieuses, rejetant de manière égale les amours en dehors de la norme et des traditions. C’est enfin l’histoire d’un figuier séparé de sa terre natale et de ses racines au sens propre, comme Ada, jeune pousse londonienne loin de sa culture ancestrale (p 315).
Le charme de ce plaidoyer pour une île meurtrie et ses habitants est assurément l’alternance des personnages des différentes communautés, les populations animales (fourmis, mulots, abeilles, etc.), aussi bien que végétales avec notamment le figuier qui raconte l’histoire à la première personne du singulier. De même, les époques alternent entre les années 1974 (2000) et 2010, entre la rencontre des parents d’Ada et leur vie à Londres. Les récits entremêlés déroutent un peu au début, mais la polyphonie évite la monotonie d’une narration linéaire ensuite.
Très bien documentée sur la guerre civile qui incendia les arbres – qui ont disparu (d’où le titre du roman) – et la vie des îliens, Elif Shafak nous donne également de nombreuses informations (parfois très précises) sur la vie de la faune chypriote et ses migrations, ainsi que sur le monde « arboréen » dont la structure du roman s’inspire. Les chapitres s’intitulent racines/tronc/branches/écosystème, avec en premier : comment enterrer un arbre et en dernier : comment le déterrer.
Le dénouement apporte une note panthéiste et optimiste, car à l’inverse de Daphné dans les Métamorphoses d’Ovide qui devient un laurier pour échapper à l’amour d’Apollon, Defne elle, se « transplante » dans le figuier pour l’amour de Kostas (p 355-6).
PS: un glossaire est disponible en fin d’ouvrage.
Ce titre appartient à ma liste « Titres d’ordre végétal » et à mon essai en cours (voir rubriques concernées).