
Karine Tuil, Les Choses humaines
GALLIMARD 2019, lu en numérique 277 p.
Nous sommes au mitan de deux milieux radicalement opposés : celui des gens cultivés dont l’aisance est un mode de vie et celui d’un milieu moyen, à l’avenir incertain qui s’attache par exemple, à des croyances religieuses et à des valeurs ancestrales.
Le choc va avoir lieu le soir où deux jeunes gens vont se rencontrer lors d’une fête très permissive. Lui est brillant et détaché, elle est fragile et impressionnable. Les deux visions de ce qui va se passer (« 20 mn d’action » et une « zone grise ») s’incarneront dans deux vérités qui aboutiront à une troisième : la vérité judiciaire. De ces deux vies abimées, on apprendra à la fin du roman qu’Alexandre s’en sort en créant une start-up à succès, alors que Mila ne reparaît pas.
Il y a alors deux poids deux mesures. Il y a celle que l’on applique en société « Tu as bien appliqué la règle qui t’a mené où tu es aujourd’hui : Fort avec les faibles, faible avec les puissants » (p 84), et celle que l’on applique à soi-même.
Jean, le père qui « évoluait dans un milieu où la valeur des femmes se jaugeait au rayonnement social de l’homme qui s’affichait à leurs côtés, où l’on n’hésitait pas à se les échanger, l’endogamie n’étant qu’une autre facette de l’entre-soi » aurait une réaction violente s’il s’agissait de sa famille : « imagine qu’un jour ta fille vienne te voir en larmes en te disant qu’un homme l’a violée, tu fais quoi ?/ […] Je le tue » (p 229).
Nous sommes donc partagés entre des visions duelles : celle du fils désinvolte et de la jeune fille humiliée, la conception « opaque » du père et celle de la mère pleine de contradictions qui « avait découvert la distorsion entre les discours engagés, humanistes, et les réalités de l’existence, l’impossible application des plus nobles idées quand les intérêts personnels mis en jeu annihilaient toute clairvoyance et engageaient tout ce qui constituait votre vie » (p 158).
La fameuse zone d’ombre ou zone grise est celle du consentement ou du non consentement. Le roman de Karine Tuil est publié le 22 août 2019. Peu de temps après, le 2 janvier 2020, Vanessa Springora publie un roman qui a fait grand bruit et dont le titre est exactement : « Le consentement ». Le débat, soutenu par les réseaux sociaux (et le procès pour viol dans le roman) porte donc sur ce point précis qui divise les hommes et les femmes. Quand est-ce qu’il y a accord ou refus ? Accord forcé, refus ignoré, hésitation, peur, soumission de l’un ou indifférence, égoïsme et domination de l’autre ? Viennent s’ajouter ensuite le remord ou le mépris qui déclenchent une demande de reconnaissance de la souffrance, ou la vengeance…
Les relations humaines sont si complexes que l’on déplore souvent un manque de psychologie : « son seul tort était d’avoir manqué de psychologie – un mot qu’il détestait – qu’y avait-il à comprendre ? Rien. On restait opaque à soi-même. » (p 85).
L’homme se réduirait-il à des actions sans intentions ou est-il incapable de présager de leurs effets ? Une insouciance parentale (Adam et Claire) devant le décalage visible existant entre leurs enfants est également frappante.
Le parti pris de l’écrivaine a été de « coller » au style de la procédure avec ses répétitions de mots, de phrases entières, ressassant les faits jusqu’au dégoût. Une lassitude peut s’installer à la lecture – elle est certainement voulue –, car elle reproduit l’ambiance délétère où le basculement des vies est sans cesse ravivé par le recommencement de l’acte, un drame en fin de compte.
Citations :
– p 91 : « les relations humaines semblaient vouées à la trahison et à l’échec ».
– p 195 : « Comment basculait-on ? Ce qui s’exprimait dans les salles d’un tribunal, c’était le récit d’existences saccagées, (…) »
– p 196 : « Quand elle avait eu son fils et qu’elle l’avait élevé comme un roi, l’enfermant dans une virilité agressive ? »
– p 227 : « Quand on s’estime sous la coupe d’un pouvoir quelconque, il faut savoir s’en dégager soi-même. »
– p 247 : « Ce soir-là, c’était possible, facile, alors il l’a fait. Il a commis ce qu’on pourrait appeler un viol opportuniste ».
– p 261 : « Vivre, c’était s’habituer à revoir ses prétentions à la baisse. »