
Franck Bouysse, Né d’aucune femme
La Manufacture De Livres, 2019, Lu en Numérique, 259 p.
Que dire devant tant de cruauté ? Que dire devant tant de lâcheté ? Devant tant d’injustice ? Que dire de cette fille de 14 ans dont le destin bascule dans l’horreur que l’exergue citant Fedor Dostoïevski ne dise mieux que moi?
Qu’on peut attendre une fin plus heureuse?
C’est ce que nous fait vivre Franck Bouysse en jouant sur le suspense. Il nous apprend très tard que deux femmes s’appellent « Rose », et tout comme pour « Charles » ces prénoms brouillent les cartes avant de les montrer. Je n’en dirai pas plus.
Ce roman polyphonique raconte une seule histoire, l’histoire de Rose, retracée par plusieurs personnages. Les chapitres s’enchaînent avec les différents points de vue, langages et sensibilités. L’auteur alterne les confessions de Rose avec son franc parler, naïf, écrit dans un seul souffle, avec celles hachées d’Edmond perclus de remords et de culpabilité, celles du père fataliste (Onésime), de la mère désespérée (désignée par « Elle »), de l’ecclésiastique dont l’impuissance fait pitié. Rose parle à la première personne : ce sont les pages qu’elle a écrites révélées par le curé à qui elles ont été confiées. Il reprendra la première personne pour clore ces événements. Les voix connexes, à la troisième personne, sont plus distantes et parfois plus énigmatiques. Elles se distinguent nettement du récit central et le contrebalancent.
Le titre de Né d’aucune femme semble trouver sa justification dans la naissance non désirée du petit garçon de Rose. Toutefois l’enfant a été et reste aimé dans les circonstances que l’on découvrira. Pourquoi donc ce titre, à part le fait de vouloir interpeller, quand la photo de couverture donne une image (décalée au sens propre et figuré), mais classique de la maternité ?
Reportons-nous aux mots de l’auteur : « Il sera ton fils jusqu’à ta mort, mais tu ne seras jamais une mère pour lui, plus jamais » (p 221). Le « fils né d’aucune femme » (p 243) dont la mère officielle est décédée (avant sa naissance) et dont on attend que la mère biologique la rejoigne bientôt car elle est déjà inexistante aux yeux des hommes et de la société, fera donc mentir le titre. Le docteur ne contrôle pas tout, autant qu’il le voudrait.
Quoi qu’il en soit la femme à cette époque vivant dans le milieu social de la paysannerie n’a pas beaucoup d’importance (p 29). Et c’est à partir de cette première iniquité que le malheur advient dans cette histoire – on se rappelle la citation d’Emerson en exergue. C’est l’histoire de ce qui aurait pu être si seulement (p 207), « ce moment où tout aurait pu commencer, si le moment qui a suivi avait pas tout détruit » (sic, p 226).
Ce livre coup de poing est très certainement bouleversant « parce que sortir un petit être du néant d’avant pour lui offrir celui d’après est une immense responsabilité, et en sortir quatre, une pure folie » (p 158) jamais complètement assumée.
Citations :
– p 12 : « j’ai appris que seules les questions importent, que les réponses ne sont que des certitudes mises à mal par le temps qui passe, que les questions sont du ressort de l’âme, et les réponses du ressort de la chair périssable. »
– p 29 : « Si j’ai pas entendu mille fois mon père dire que les filles c’est la ruine d’une maison, je l’ai pas entendu une seule. »
– p 86 : « On peut pas imaginer ce qu’on représente pour les autres. »
– p 110 : « Ce qu’elles [les femmes] attendent, en fin de compte, c’est de mélanger le pouvoir du sang, alors qu’on [les hommes] veut juste posséder le leur. »
– p 207 : « Tout ce qui s’était pas passé, je pouvais pas m’empêcher de penser que ça aurait pu être, sans me douter un seul instant que je me trompais sur presque tout. »
– p 210 : « Une mère, c’est fabriqué pour s’inquiéter, y a rien à faire contre. »
– p 211 : « C’est toujours ce qui se passe avec les mots nouveaux, il faut les apprivoiser avant de s’en servir, faut les faire grandir, comme on sème une graine, et faut bien s’en occuper encore après, pas les abandonner au bord d’un chemin en se disant qu’ils se débrouilleront tout seuls, si on veut récolter ce qu’ils ont en germe. »