
Hélène Bonafous-Murat, Le jeune homme au bras fantôme
LEPASSAGE éditions, 2021, 291 p.
Livre envoyé par l’écrivaine et les éditions mentionnées, que je remercie gracieusement.
Le Jeune Homme au bras fantôme a pour point de départ l’attaque menée par la troupe contre un immeuble de la rue Transnonain (actuellement rue Beaubourg), dont les habitants sont soupçonnés d’être des opposants au régime de Louis-Philippe.
Le 14 avril 1834, douze civils sont tués à coup de baïonnette et de fusil. Le père du petit Charles meurt et le fils, gravement blessé est amputé d’un bras.
La mention de cet épisode fait l’objet de précisions en fin d’ouvrage mais affiche d’emblée la teneur historique de la trame de fond. En effet, quelques évènements comme certains personnages évoqués ont réellement existé et ont servi de base à la version fictionnelle qu’Hélène Bonafous-Murat, férue d’histoire, a choisi d’écrire sur cette époque. Elle a su ouvrir un domaine de spécialité à une audience plus romanesque et capter l’attention d’un plus vaste public en transposant des faits réels dans un récit plein d’espoir.
Avec Le Jeune Homme au bras fantôme, l’écrivaine réussit à nous faire partager la vie d’un jeune orphelin manchot et des « petites gens » de Paris, au début du XIXe siècle : artisans, vendeuses de quatre saisons, fleuristes de rue, horlogers, petits commerçants.
Paris est en plein essor, la réorganisation de l’espace et l’assainissement de la capitale entament des démolitions et des expropriations dans les quartiers du centre. L’industrialisation bat son plein avec l’expansion des chemins de fer et des usines. La ville déborde sur la campagne entrainant par ailleurs le début de l’exode rural. Les banques, la Bourse, les compagnies d’assurance installent un capitalisme qui ne se démentira pas. La presse gagne du terrain. Francisque et Charles entrevoient une possibilité de progrès pour eux et leur famille, mais ne prennent pas conscience immédiatement du lot d’escroqueries qui s’y attache, l’exploitation qu’ils devront subir et les injustices qui se perpétuent.
L’affairisme ambiant est bien représenté par le personnage de Norbert Estibal – inspiré lui aussi d’une personne ayant existé –, oscillant entre le coquin et le visionnaire, méprisé par son frère Fritz. Mais le constat est simple : « Disons que dans un monde idéal, les idées de Fritz devraient être mises en œuvre par le pragmatisme d’un Norbert. Ainsi tout le monde vivrait heureux. » (p 188). Les deux frères sont un peu comme une hydre à deux têtes, dont l’une prend l’avantage sur l’autre et qui, comme à l’image de certains fléaux, augmente en proportion des efforts réalisés pour la combattre.
Sous la coupe de Norbert, Francisque devient un rouage de la mécanisation d’un prototype de prothèse et de sa production à grande échelle, mariant ainsi un besoin social à un désir d’ascension par un enrichissement possible, avant d’être victime du revers de la médaille. L’éveil de la presse et de la publicité qui envahit les murs puis les colonnes Morris complètent le décor. Tout comme son ami, Charles devient un des maillons de l’industrieux Estibal.
Cependant la conscience politique du jeune commis émerge avec la rencontre d’une poignée de républicains, opposants au régime de Louis-Philippe 1er, “Roi des français”, donnant au roman historique d’Hélène Bonafous-Murat son côté de roman d’apprentissage et d’initiation. Très fortement imprégnée de résilience et de chance, la fiction optimiste transcende une réalité plus dramatique.
Le titre, poétique s’il en est, se réfère à la théorie du « membre fantôme » selon laquelle le membre serait ressenti douloureusement en dépit de son absence. Le choix de ce titre pour le roman met en relief le fait que le handicap physique n’empêche pas l’esprit de prétendre à une vie « normale », consacrant ainsi des valeurs humanistes.
On retrouve le style de l’écrivaine de La Caravane du Pape, bien documenté, posé et consciencieux. On aurait peut-être pu s’attendre à une intrigue plus enlevée de la part de l’autrice d’Avancez masqués, l’incipit poignant du Jeune homme au bras fantôme le laissant présager.
Quoi qu’il en soit, ce roman nous fait éprouver l’atmosphère de ce Paris en mutation comme de la permanence de ses valeurs républicaines. Il nous fait entrer dans la vie de ces gens simples mais pleins de ressources qui partiront défricher de nouveaux territoires, chassés par un gouvernement moins traditionnaliste mais pas assez progressiste. Le tableau de cette période mouvementée suite au durcissement du nouveau régime et à la promulgation de nombreuses interdictions est critique mais sans virulence, à l’instar de Charles, que l’on aurait sans doute aimé moins sage.
Citations:
– p 60 : « Son sommeil avait été peuplé de songes grinçants qui réveillaient des douleurs dans son bras fantôme. »
– p 138 : » Souvenez-vous : nous allions fonder une nouvelle Rome, même le Christ était de notre côté, lui, le premier républicain ! Qu’est-il advenu de nos idéaux ? Le tyran d’aujourd’hui ne mérite-t-il pas d’être renversé comme celui de naguère ? »
– p 145 : « Charles prit congé de son hôte, habité par une émotion nouvelle. Il mesurait tout le privilège d’avoir reçu les confidences d’un homme désabusé, mais dont la petite flamme rebelle couvait encore sous les cendres, attendant seulement qu’un léger coup de tisonnier la fasse repartir. »
– p 234 : « Là d’où je viens, c’est la terre qui compte, plus que les gens. Il faut toujours penser à son bien, à le préserver, à l’agrandir. Et il n’y a pas de pitié pour les faibles. Au moins, à la ville, c’est différent. Chacun a sa chance. Reg arde ton patron : il a misé sur toi, et il a eu raison. »
Autres articles sur Hélène Bonafous-Murat :
– Avancez masqués (lire ici)
– La caravane du pape (lire ici)
