
Raphaël Meltz, 24 fois la vérité
Le tripode 2021, 274 p.
Livre reçu dans le cadre de La Communauté Culturelle Leclerc dont je remercie les organisateurs ainsi que les éditions du livre mentionné.
Gabriel a dépassé les cent ans, il a vécu un siècle en entier, le siècle pendant lequel l’image est devenue reine de tous les écrans.Dans sa lignée, Adrien est spécialiste du numérique. Son bilan personnel le fait se pencher sur l’histoire de son grand-père et un « spectre » s’impose : celui d’Hélène. L’écrivain qui cherche à convoquer « les spectres » précisément, souligne alors l’influence que celui de sa défunte grand-tante a exercé, à son insu, sur une descendance de fils uniques.
Jean-Luc Godard (« Le Petit Soldat ») a déclaré : « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde… ». Gabriel l’a connu, a travaillé pour lui (pour le film Le mépris) et son petit-fils reprend cette citation pour décrire ce qui a été une vie rythmée par les 24 images/seconde du cinéma, plus lentes, plus authentiques, avant qu’elles ne passent aux 25 images/seconde actuelles de la sienne.
De là découle le propos “officiel” du livre : le cinéma est-il mort ? Un dialogue avec Antonio s’ouvre ainsi sur la mort, puis sur la naissance du cinéma (p 105), son évolution dans la technique, dans les mentalités, dans la vie des consommateurs de plus en plus en demande et de plus en plus dépendants.
De longs passages et de multiples précisions détaillent la transition entre XX et le XXIe siècle, un peu trop érudits parfois pour les non spécialistes, mais qui ont le mérite de retracer petit à petit la chaine des innovations dans le domaine jusqu’au consumérisme contemporain.
Si Gabriel ne théorise pas, le propos questionne pourtant le rapport du cinéma à la réalité, du cinéma documentaire ou d’information à celui qui joue la carte de la distraction, voire de la diversion (p 157-8. On peut compléter la lecture avec le livre de Jean-Louis Comolli, Une certaine tendance du cinéma documentaire et David Vasse, Critique et université, Les lois de l’hospitalité – voir mes articles, par exemple).
Dans un premier temps, le souffle de la pensée est continu, il s’amplifie sans beaucoup de signes typographiques, puis le rythme ralentit avec le retour aux paragraphes et à une ponctuation qui laisse le temps de se poser. Le début est parfois difficile à suivre alors que la dernière partie est plus mesurée et plus émouvante. La phrase est souvent interrompue, comme en suspens. C’est une écriture de l’intimité et le temps du retour à Hélène et à sa disparition, date à laquelle le cinéma a pris naissance dans l’esprit de son frère.
La remise en question d’Antonio n’aura pas d’autre réponse pour Gabriel. Pour le petit-fils, c’est aussi le moment où il comprend qu’il est davantage écrivain que journaliste puisqu’il n’a pas d’autre désir que de « convoquer les spectres ». À l’instar de son grand-père avec les images, Adrien met à l’épreuve cette interrogation concernant l’écriture : « Peut-on écrire un roman uniquement par des segments de choses vues, peut-on les regarder aussi et tenter de raconter ce que vivent les personnages et ainsi construire un récit […] » (p 47). Et dans les faits, il réalise son souhait : « Un livre qui arriverait à faire ce qui pour moi est le plus difficile en littérature, avancer par cercles concentriques, c’est- à dire tourner autour d’un sujet et avancer en même temps, se déplacer, dans le temps, dans l’espace, la perspective, la dimension, sans le faire de façon linéaire […] (p 155).
La boite de Pandore a été ouverte (p 229). Le petit-fils avoue : « Un jour j’ai compris que je poursuivais le même objectif en écrivant des romans » (p 228). Et de la même manière qu’Antonio, il entonne ses doutes : et si le roman était mort ? (p 229).
Malgré sa déréliction du numérique, Adrien lui reconnait la vertu de pérenniser Hélène à onze ans, vivante pour toujours.
Et c’est ainsi que l’écrivain conclut son roman, laissant aux lecteurs de débattre de la légitimité de ses contradictions.
Citations :
– p 32 : « Et c’est comme ça que se construit, année après année, le silence. Entre une mère blessée et son fils triste. »
– p 91 : « Encadré : encore une notion qui détermine ma vie, m’enferme dans un rectangle mental, une pensée close, un cercueil de formules courtes. Le journalisme, c’est la pensée encadrée. »
– p 109 : « J’étais tellement jeune : c’est compliqué de donner un sens à sa vie quand on ne comprend pas vraiment ce qu’est la vie. »
– p 109 : « Misère du présent, qui détourne les yeux du futur et regarde le passé avec condescendance, se croyant éternel. Mais non. Le présent n’est pas éternel (il vient de mourir). »
– p 250 : « se dire qu’on voit un film vers vingt ans et qu’il ne nous dit rien puis le même film vers quarante-cinq ans et que cette fois il nous dit tout […] ».