
Tom Charbit, Les sirènes d’Es Védra
Seuil 2022, 332 p
Livre reçu dans le cadre de l’opération « Masse Critique » de Babelio dont je remercie les organisateurs ainsi que les éditions mentionnées.
Es Vedrà est une île rocheuse située à deux kilomètres de la côte sud-ouest d’Ibiza. Elle est si petite (un demi-kilomètre carré dont le sommet culmine à 380 mètres d’altitude) qu’elle s’entoure de nombreuses légendes et de magie.
Pour commencer, il y a la légende d’Ulysse à laquelle le titre (Les Sirènes…) et l’auteur font précisément allusion : « Les Ibicencos prétendent que les Sirènes auxquelles Ulysse a échappé à son retour de Troie se planquaient à Es Vedrà, une île rocheuse en forme de pyramide aux pentes abruptes et à la beauté magnétique qui plonge dans la méditerranée (…)» (p 34), et qui serait proche de la cité engloutie de l’Atlantide.
Juan est DJ. Il va fêter son quarantième anniversaire au moment où un black-out et une intermittence auditive le force à prendre du repos, et du recul. Il quitte Ibiza pour un petit village du sud de l’Ardèche, cherchant à soulager ses acouphènes avant que ses doutes n’apparaissent. Juan n’a pas résisté aux sirènes, il ne s’est pas bouché les oreilles comme les marins de l’Odyssée. L’arrêt est donc brutal après vingt ans d’excès de décibels, de sexe, d’alcool et de drogues en tous genres. Tom Charbit nous fait ainsi survoler ces années de fête incessante, rythmées par la musique électronique, la vie non-stop des nuits blanches et des décalages horaires, le surmenage qui monte à la tête et qui rend fou (p 314) pour qui ne s’attache pas, comme Ulysse, au mat de son bateau. Juan a vécu la magie mais en paye le prix fort.
Le ton humoristique de l’auteur nous entraîne dans un mouvement narratif fluide et décontracté, troublant grâce à une acuité sans concession. Le langage foncièrement contemporain aux accents de familiarité orale teintée d’impudeur décomplexée et des gros mots d’usage courant reflète bien le parler du milieu et son principe de base : « Rien n’est bien grave, tant que le fric continue de rentrer » (p 36). Le vocabulaire s’assagit dans la dernière partie du roman lorsque la vie de Juan prend un virage décisif. Le cynisme et la désinvolture ne sont jamais loin d’une autodérision qui mûrit devant un bilan cruel et de nouvelles responsabilités.
Pour terminer, on se rappelle la fable de La Fontaine, La cigale et la fourmi et le mythe de Peter Pan. Confrontés nous-mêmes aux conséquences de la vie et à son absurdité parfois, Les Sirènes d’Es Vedrá, situé dans les années 2015, nous replonge dans cette période barbare de l’histoire européenne et plus particulièrement parisienne, ainsi que dans nos démons et dans nos chimères.
Le « petit bouquin bien cinglant sur le monde de la nuit […] une sorte de chronique sous acide qui lèverait le voile sur les coulisses » (p 110) sera finalement écrit (p 332) – la preuve en est -, mais pas par un prête-plume (p 312).
Citations :
– p 30 : « En fin de compte, durant toutes ces années, je n’ai vu le ciel qu’à travers les hublots des avions. C’est d’ailleurs peut-être le seul endroit où il fait toujours beau. »
– p 33 : « J’aurais dû consulter un spécialiste dès les premier signes, mais j’ai préféré le confort cotonneux de ma petite fuite en avant. »
– p 110 : « On crache pas dans la soupe quand on s’est gavé pendant des années. »
– p 125 : « Nous vivions dans une délicieuse immédiateté, refusant de nous projeter, espérant ne jamais avoir à quitter l’instant présent comme font ceux qui grandissent et finissent ensevelis sous les plans de carrières […]. »
– p 166 : « À l’exception d’une toute petite minorité qui comprend vraiment ce que je fais, il est évident que je passe pour l’archétype du gaspillage consumériste et de la vacuité de la fête pour la fête. »
– p 169 : « Ce serait déjà bien s’il y avait une vie après la fête. »
Ps: pour les non initiés, “un pain” est une note fausse ou mal placée.