
Antonine Maillet, La sagouine
Grasset, 1974, 184 p.
Tout d’abord, il faut avertir le lecteur ou la lectrice que la narration ne se fait pas dans un “français de France”. Ce long monologue est sciemment écrit dans la langue locale, idiomatique et populaire du Québec. La sagouine mélange des mots anglais, des expressions typiquement québécoises et des tournures d’ancien français, provinciales et paysannes.
Sur ce point, Antonine Maillet diffère de ses confrères et consœurs (voir ici mes critiques sur Munro, Roy et Hémon, entre autres) mais son parti pris est audacieux et respectueux des personnes que la sagouine représente.
S’il convient d’accepter ce postulat dès le départ, les lecteurs français s’habituent petit à petit en retrouvant un écho lointain d’une langue commune et que l’écrivaine fait vivre avec succès dans son contexte. Le décor et le personnage sont ainsi mis en place dans leur authenticité. En fin de compte, et grâce tout de même au lexique judicieusement fourni, le français de France arrive à suivre la pensée du personnage.
Car la Sagouine est un personnage. Pauvre, inculte, accoutumée à ne pas « marcher la tête haute » car à soixante-dix ans elle n’a jamais fait qu’essuyer la crasse des autres, elle tente pourtant d’être aussi heureuse qu’il lui est permis de l’être. En effet, on ne peut pas parler de renoncement : tout ce dont son bon sens lui permet de profiter, elle en tire parti pour sa plus grande joie : l’abondance de poissons (quand c’est une bonne année ), les pique-niques, les élections et leurs promesses, etc.
Peut-on parler de philosophie ? De sagesse populaire ?
Premièrement, la Sagouine s’appelle elle-même de ce nom qu’on lui donne. Une sagouine est une femme “malpropre” selon le dictionnaire. Si la Sagouine vit effectivement dans un état de misère, elle relève toutefois avec un humour à toute épreuve : « Sacordjé oui ! Toutes les femmes du pays avont beau se laver dans le lait de beurre et l’eau de colonne, y en ara jamais une seule qu’ara les mains pus blanches que la Sagouine, qu’a passé sa vie les mains dans l’eau » (p 25).
Ensuite, une sagouine est une souillon dans le sens où elle est sale « moralement » : c’est une “salope”, toujours selon le dictionnaire. À cette définition brutale, la Sagouine oppose là-encore des raisons évidentes de survie, telles que : « …Tu pourras pas te respecter ben longtemps, parce qu’il faut que tu vives… Ça fait que t’ajustes tes idéals à tes moyens » (p 29).
Et elle veut vivre, la Sagouine : « Faut qu’une parsoune vive, ouayez-vous. C’est la seule chouse qui compte. Idéal ou pas idéal, il vient un temps où c’est qu’il faut qu’une parsoune vive et attrape les deux boutes » (p 33).
La Sagouine est riche de cette résistance et de cette volonté indestructible des canadiens français qui ont effectivement résisté à la rudesse d’un nouveau monde et à la domination progressive des communautés anglophones. Sans se plaindre, elle regarde la vie avec une lucidité et une magnanimité auxquelles on ne s’attendrait pas chez une femme de cette condition : « tu t’aparcevras que la vie est malaisée pour tout le monde, et qu’y en a tout le temps des plusse mal pris que toi… » ( p 35) ; voire même de la générosité : « ça c’est ce que j’appelle une boune ânnée, et je vous en souhaite autant, sacordjé, oui ! » (p 56).
Il y a aussi Gapi, son mari et cousin (p 169). La Sagouine le cite, le contredit. Il lui donne la réplique. Il est la voix d’une conscience plus ambitieuse, moins résignée, qu’elle repousse sans arrêt. Mais ce dialogue (intériorisé) est amusant autant qu’émouvant.
La Sagouine n’est pas un roman moralisateur mais une « pièce pour une femme seule ». Ce sous-titre original définit sans ambiguïté le défi d’Antonine Maillet.
Citations :
– p 48 :”Mais il en demande trop, Gapi, c’est ce que j’y dis. Faut se contenter du sort que le Bon Djeu nous a fait. Et une parsoune peut pas tout aouère.”/ (p 53) Gapi, lui, il dit…mais faut pas écouter Gapi/ (p 169) Gapi, lui, il a pour dire que si le Bon Djeu est bon… Mais je le fais taire, Gapi…”. Etc.
– p 169 “Il dit [Gapi] qu’il peut peut pas aouère d’enfer pour le pauvre monde, parce qu’ils l’avons eu sus terre, leur enfer.”
– p 55: “Pis i’ vient un temps que tu jongles plusse parce que t’es pus aussi jeune que t’avais accoutume. Ça vient avec les années, ça, la jonglerie. C’est peut-être parce que quand c’est que tu viellzis, t’as plusse de temps pour jongler… C’est malaisé à saouère.” (
jongler : réfléchir/penser).
Une interview à écouter ici.
Voir aussi :
– Liste des autrices canadiennes et québécoises ici,
– L’article sur le « Festival International des Écrits de Femmes » de 2021, consacré aux autrices canadiennes et québécoises : ici,
– L’article sur la francophonie incluant (bien évidemment) la littérature québécoise (écrivains et écrivaines) : lire ici.