
Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion
2009 Boréal Compact, 441 p (1ère publication en 1945).
Soulignons tout d’abord que les éditions mentionnent sur la couverture “Le classique par excellence du roman québécois”. Alors qu’en est-il ?
Gabrielle Roy a été l’une des premières à sortir le roman québécois des grands espaces, cette image mythique que l’on associe au Canada. Elle s’est attachée, au contraire, à décrire la vie des petites gens installées dans le quartier faubourien de Saint-Henri, situé en bas de la montagne en haut de laquelle vit la population aisée et anglophone de Montréal.
Le quotidien de la famille Lacasse est pitoyable tant dans l’aspect matériel (extrême pauvreté du logis, des vêtements, de la nourriture), de la santé (maladie, mort du petit Daniel, épuisement, maternité à répétition), que dans les opportunités de sortir de la pauvreté (chômage, petits boulots, aides du “secours”). Les uns s’échappent dans le rêve, l’aveuglement et l’illusion (le père), les autres par la confiance dans le mari, la résignation et la foi (la mère), enfin l’amour (Florentine) ou la religion (Yvonne), ou encore l’armée pour les garçons. Que de « mauvaises raisons » (p 65) puisqu’elles prennent leurs point de départ dans le désir de fuir une situation misérable.
La guerre ravage l’Europe et bien que les hommes gardent “un mystérieux et tendre attachement pour leur pays d’origine”, ce n’est pas tant l’héroïsme qui motive les chômeurs de longue durée que le fait de s’engager dans une armée pourvoyeuse d’un salaire fixe. C’est principalement cette sorte de bonheur que cherchent ces gens à bout de force, à bout d’espoir, à bout de résistance. Car si le rêve existe encore chez Florentine, il va se retourner contre elle, la ramenant à sa condition. Sans l’alléger, elle va l’aggraver, limitant encore ses choix et ses attentes dans un monde sans indulgence.
En effet, outre le faible niveau d’instruction de cette population ouvrière, l’écrivaine dénonce une société qui ne procure pas assez d’emplois pour faire vivre une famille. En revanche, les tentations s’exposent, s’étalent et narguent ceux dont les rêves sont aussi présents que chez n’importe qui, en dehors même de toute raison. Seulement voilà : « le seul fun qu’on a, c’est de regarder » (p 63) et pire encore : « allez pas croire qu’a fait rien que nous le mette sous les yeux ! »/ « Ah ! non, a nous conseille d’acheter aussi. On dirait qu’a peur qu’on soye pas assez tentés » (p 64). Cet étalage de confort et de luxe ne leur laisse pas même une certaine dignité qui les retiendrait d’alourdir leur situation. Certains ont le bon sens de s’en apercevoir juste à temps quand d’autres se laissent leurrer par une image de bonheur éphémère et factice. Si ce n’est pas désastreux !
Un Bonheur d’occasion offre à Florentine la passion amoureuse, à l’occasion d’un hasard malencontreux, qui la conduira vers un autre homme qui lui apportera lui, un bonheur de seconde main (excusez l’expression), un mariage « utile » qui fera oublier le premier amour.
Il ne faut pas oublier qu’à cette époque la condition de la femme reste liée à la maternité : la mère enchaîne des grossesses qui l’épuisent physiquement, moralement et financièrement ; les filles sont conditionnées jusqu’au mariage afin d’éviter les « accidents » et quand les « accidents » arrivent néanmoins, elles sont punies par une société à la morale religieuse traditionnelle qui les poussent vers des “solutions de rechange”.
La narration se fait dans un “français de France”, dans un style grave et mesuré. Dans les dialogues, l’écrivaine alterne avec le parler local, idiomatique et populaire du Québec. L’ambiance est ainsi mise en place dans son authenticité. Les personnages mélangent des mots anglais : les speeches, le speed, le fun, ma run, mon steady, etc., et quelques phrases complètes : you bet ! thumbs up ! (p 365), We’ll fight to the last man for the British Empire, There’ll always be an England (p 435)… rappelant incidemment la domination anglaise. Ils utilisent également des expressions typiquement québécoises : le féminin pour : ta job, ta business, à soir (le ou ce soir), son ami de garçon (son petit copain), allez aux vues (au cinéma), icitte (ici), je m’amuse gros (beaucoup), et la troisième personne du singulier « sa » pour « ta »/« ma » mère, etc.). Des tournures d’ancien français (ajout de « y » dans les expressions telles que « c’est-y pas…), provincial (y a ben du monde), ou même les prénoms : Rose -Anna, Azarius, Eugène, Philibert font vivre magistralement la langue française dans son contexte.
La littérature québécoise de langue française a commencé de prendre un essor nouveau qui ne se dément pas aujourd’hui.
Citations :
– p 341 : « La France, dit-il, est comme le soleil, pis comme les étoiles. A peut être loin, on peut l’avoir jamais vue, nous autres, Français, Français de France mais partis de France, on sait pas au juste ce que c’est, nous autres, la France. Pas plus qu’on sait ce que c’est que le soleil pis les étoiles, hormis que ça jette de la lumière le jour pis la nuit. Pis la nuit… répéta-t-il. »
– p 161 : « Alors elle comprit l’amour : ce tourment à la vue d’un être, et ce tourment plus grand encore quand il a disparu, ce tourment qui n’en finit plus. » / « Et alors, elle s’accrocha à son tourment, elle s’y retint comme une noyée à son épave » (p 162).
Voir aussi :
– L’article sur le “Festival International des Écrits de Femmes” de 2021, consacré aux autrices canadiennes et québécoises : ici.
– L’article sur l’ouvrage collectif réalisé par Jo Ann Champagne, ici.
– L’article sur la francophonie incluant (bien évidemment) la littérature québécoise (écrivains et écrivaines) : lire ici
– Liste des autrices canadiennes et québécoises ici.