
Claudia Durastanti, L’étrangère
2021, Buchet-Chastel, (La straniera), 285 p.
Livre reçu dans le cadre de l’opération « Masse Critique » de Babelio que je remercie ainsi que les éditions mentionnées.
Avec L’étrangère, Claudia Durastanti ne nous présente pas le récit d’une vie de victime, issue de parents déficients prostrés dans leur surdité.
La mère comme le père a choisi de vivre comme une personne « normale », mais aussi comme « une personne qui ne voulait pas affronter le handicap avec courage et dignité, mais avec inconscience. » La mère est à la limite de l’irresponsabilité, le père un voyou, qu’elle décrit ainsi : « ma mère […] était une nébuleuse, et mon père une galaxie très noire » (p 61) . Tous deux « magnifiques » et libres, ils sont pourtant « démoniaques » avant de devenir pathétiques : « tout ce que touchent mes parents s’adapte à leur décadence, ils sont un roi et une reine thaumaturges qui, au lieu de guérir les malades ou de faire des miracles, persuadent n’importe quelle créature qui se trouve en leur présence de se désarticuler et de se laisser aller à sa possible folie » (p 58).
Leur fille oscille au milieu, s’éparpille, devient « Borderline ».
De sa famille dysfonctionnelle – pas seulement à cause du handicap ni de leur « excentricité » ni de leur divorce – la fillette apprend une autre langue. Pas celle des signes que ses parents refusent comme étant la preuve ridicule de leur différence, mais une autre façon de communiquer. Et puis : « Qu’est-ce que le handicap, de toute façon, dans un noyau familial où tout le monde parle de manière différente ? » (p 185).
En plus de l’italien national, elle tente d’apprendre le dialecte de son quartier. Aux États-Unis elle parle l’anglo-américain. Elle finit par s’installer en Angleterre. La langue, le langage, les mots sont au cœur de son évolution. On retrouve chez cette écrivaine des accents similaires à ceux d’Elena Ferrante concernant le combat entre dialecte et langue correcte, l’expression de la violence, le sens de la vulgarité, la présence du sexe brut, le tout lié à la pauvreté, et une rémission grâce aux études, à l’éducation et à l’écriture.
Mais ce langage ainsi forgé lui restera. Elle avouera : « moi, des erreurs dans la traduction j’en faisais tout le temps et je continue à en faire, parce que aucun (sic) signifié n’a une forme stable chez moi, et tout ce que je pense, et ensuite ce que je dis, souffre de la transmigration entre des pays différents » (p113).
Car il y a eu l’exil volontaire de ses grands-parents et ses allers et retours entre les deux pays, le décalage entre les mondes silencieux de ses parents et le monde sonore où elle vit (puisqu’elle n’est ni sourde ni muette), le divorce parental, sa propre installation à l’étranger. La jeune fille vit « à la bordure » de plusieurs langues comme de plusieurs pays. Loin d’en être comblée, elle en ressent la blessure : « cette migration-là elle aussi est faite de honte, et d’un sentiment d’appartenance insuffisant » (p 176). Elle se sent étrangère partout. (À ce propos, il est amusant de relever l’anecdote selon laquelle « Maria Kuncewiczowa a écrit un livre intitulé L’étrangère. En Angleterre, il est sorti en 1944 sous le titre The Stranger. C’est la raison pour laquelle L’étranger d’Albert Camus n’a pas pu bénéficier de ce titre et est encore aujourd’hui intitulé The Outsider. » (p 175). Il faut croire que le féminin n’était pas utilisé pour un titre français puisque le livre de Claudia Durastanti a obtenu cette traduction littérale).
Et si elle a choisi ce titre, c’est parce que ce sentiment puissant parcourt le texte tout du long. Entre beauté et laideur, ce mot est comme elle, entre ses parents, ses pays et ses langues : « Étranger », c’est un mot très beau si personne ne vous oblige à l’être ; le reste du temps c’est seulement le synonyme d’une mutilation, c’est un coup de pistolet que nous nous sommes tiré dessus tout seuls » (p 178).
Cette saga familiale trace les grandes lignes d’un parcourt personnel à travers hérédité, éducation, volonté et faiblesses, dans un style sans fioritures, abrupt parfois, avec la franchise d’une confession nécessaire.
L’image verse dans une poésie particulière à l’autrice: « son corps est inservable » (p 275), « nuits incubées » (p 283)) et quelques phrases pouvant faire hésiter le lecteur ou la lectrice : « pour mes parents une rose est vraiment une rose est une rose, vraiment ? » (p 188)). Claudia Durastanti avoue d’ailleurs : « Il y a tellement de fautes de grammaire, tellement d’erreurs de sa langue [de sa mère] que j’ai conservées ; […], et ma syntaxe est souvent compliquée » (p 212).
Son livre, érudit et parfaitement maîtrisé d’autre part profite de ces légers flottements.
Citations:
– P34 « Il y a des années , l’écologiste Suzanne Simard a démontré que la forêt est un système coopératif et que les arbres « parlent » entre eux pour échanger des substances nutritives, ou les fournir en cas de danger : quand un incendie éclate, les arbres utilisent les champignons mycorhiziens présents dans le sous-sol de façon que ceux-ci, à travers un réseau neuronal dense, transmettent les substances vitales aux espèces les plus jeunes, permettant ainsi aux plantes les plus faibles de perdurer. »
-p 186 « À ce moment-là, j’ai aussi perdu cette capacité à m’approprier en imaginant, si naturelle pour moi quand je lis de la littérature : je ne pouvais plus remplir les fissures entre les paroles par une musique qui n’aurait été qu’à moi. »