
Elena Ferrante, Frantumaglia
Je conseille de lire (comme il est dit dans l’avant propos de PAPIERS I) les deux premiers ouvrages dont le livre parle, à savoir : L’amour harcelant (1995) et Les jours de mon abandon (2004), (voir les articles dédiés), avant de commencer celui-ci.
Dans ces ouvrages, il est question de corps, du corps de la femme, de la mère, du corps de la femme après avoir été mère. E. Ferrante scrute le moindre détail révélateur du malaise de la femme avec son corps, un corps qu’elle veut s’approprier comme s’il ne lui appartenait pas, ou plus, ou jamais vraiment. Le rapport de la femme à la poupée est pathétique à ce niveau là. Il ne relève pas de la « folie » – comme certains ont pu le dire – mais d’un geste insensé ou d’une pulsion symbolique peut-être déraisonnable… ?
J’avais écouté un débat sur France Culture et un intervenant avait insisté sur le côté « physique » de l’écriture de Ferrante : le corps, le ventre, le sexe. N’ayant lu que L’amie prodigieuse (2011 à 2014), j’ai reconnu que le thème existait bel et bien, mais d’une manière moins pesante que cet intervenant semblait le répéter.
En fait, dans L’amie prodigieuse je retrouve (à posteriori) de nombreux éléments existant dans L’amour harcelant, en moins marqués, comme si l’écrivaine avait allégé certaines descriptions, certains épisodes, qui sont ici (ouvrage antérieur) bien réels, je le reconnais. Dans L’amour harcelant, elle revisite littéralement le jour de son mensonge, déclencheur de la découverte de l’aventure de sa mère avec l’homme que la femme adulte suit de son regard à 40 ans de distance, elle reproduit les gestes, les mots, les intentions des trois protagonistes vus par une fillette devenue grande : « l’enfance est une fabrique de leurres qui durent à l’imparfait » (p 169).
C’est un roman dense, oppressant, d’une chaleur corporelle indéniable et d’une plongée dans les abysses de la sensibilité féminine.
La deuxième partie de Frantumaglia traite de L’amie prodigieuse, tétralogie que j’ai lue en premier (voir l’article dédié). Ces deux livres étaient effectivement nécessaires pour comprendre son dernier ouvrage publié (le dernier en date, mais pas le dernier de sa carrière).
Il a fait l’objet de nombreux commentaires déjà. Je ne vais donc reprendre le sujet ici.
Frantumaglia arbore un titre évocateur : c’est « un paysage instable » dit l’auteure un peu plus loin. Le sous-titre précise : il ne s’agit pas de parler de l’écriture en général mais de la sienne en particulier, en relation avec sa vie.
Et en effet, il est beaucoup question de sa vie car les interviews écrites dont l’ouvrage est entièrement constitué portent énormément sur ce sujet. Son anonymat dérange. Par mails interposés, sans face à face donc, l’écrivaine répète inlassablement les arguments qui ont dicté sa conduite et qui continuent de soutenir ses convictions. Elle prend le droit de séparer sa personne et son image des effets publics de son œuvre.
Elle ajoute que « l’activisme promotionnel des auteurs tend à effacer de plus en plus les ouvrages et la nécessité de les lire ». En préservant son « espace d’écriture », elle se garde de tout compromis. Elle reste accessible à ses lecteurs via Internet pour ne pas avoir à leur répondre un « chapelet de mensonges » de circonstance (voir ici l’article sur E. Ferrante face aux journalistes).
Ses arguments sont valables mais demeurent de l’ordre d’un idéal que peu d’écrivains peuvent se permettre dans le monde actuel. Les médias ont habitué les lecteurs à une transparence parfois excessive mais qui satisfait leurs demandes de « rapprochement » avec les auteurs. Admiration, identification, en quête d’inspiration…il y a beaucoup d’affect dans ces relations à distance.
Le raisonnement d’Elena Ferrante tient au fait que ses écrits n’ont pas besoin d’elle pour atteindre ses lecteurs qui n’ont pas besoin d’elle pour comprendre ses écrits. Elle n’est qu’une intermédiaire nécessaire mais invisible entre le lecteur et le lisible. Elle s’adresse aux « amants de la littérature » qui recherchent la cohérence de l’auteur dans ses œuvres et non l’inverse ; qui refusent qu’un livre soit méritant parce que son auteur est reconnu ; qui n’ont pas besoin de « lettres de créances » pour accorder à la littérature « le sérieux de ses intentions ». Frantumaglia traite non seulement des livres d’Elena Ferrante mais aussi du rôle de l’écrivain, des lecteurs, et des principaux thèmes précédemment dégagés, chers à l’auteure.
Si de nombreux éléments, dont la problématique matricielle, sont récurrents dans les œuvres de Ferrante, ils sont moins marqués dans la tétralogie, comme si l’écrivaine n’avait fait que filer le trait développé auparavant. Elle en convient d’ailleurs en soulignant dans Frantumaglia qu’ils ne racontent « pas la même histoire, mais certainement les mêmes articulations d’un mal-être ». Ils forment un récit de « fragments hétéroclites » qui « coexistent malgré leur casualité et leur contradictions ».
C’est ce qui explique la « frantumaglia » d’Elena Ferrante et ce qui justifie le titre de son ouvrage.
Voir aussi les articles sur L’amie prodigieuse, L’amour harcelant, Les jours de mon abandon et Poupée volée.
Elena Ferrante face aux journalistes:
Je suis tombée par hasard sur une émission intitulée « Le mystère Ferrante ». Il traitait de la découverte de l’identité réelle de l’écrivaine : je ne suis pas convaincue que le journaliste n’ait pas eu besoin d’un peu plus de popularité (et d’argent) pour s’attaquer à ce genre de « mystère », après ceux qu’il avait l’habitude de traiter (la mafia, l’argent sale, l’exploitation, etc.). En ce qui me concerne, cela ne m’a rien apporté de plus.
Au vu des œuvres citées, je m’accorde à dire que le corps de la mère et de la femme avant d’être une mère, est bien le point d’orgue de l’œuvre de l’auteure, et que c’est pour garder la liberté de parler de ce corps en toute authenticité, sans craindre les jugements que l’auteure a sans doute désiré garder l’anonymat.
Néanmoins, il semblerait que l’identité d’Elena Ferrante ait été dévoilée (mais non propagée).
Elle a publié deux autres livres, intitulés: Chroniques du hasard (2019) et La vie mensongère des adultes (2020). En 2021, un reportage, “La leggenda di Elena Ferrante” (La légende d’Elena Ferrante) retravaille les liens entre les faits authentiques et fictifs du roman. (ActuaLitté 23/04/2021)