
Christian Berkel, Le pommier
2020, Fayard, lu en version numérique (359 p), titre original : Der Apfelbaum.
Cette histoire familiale est écrite à partir des archives et des conversations de l’auteur avec sa mère. Sala est âgée, elle oublie et raconte sa vie de façon aléatoire et décousue. Si le fils ne s’y perd pas, le lecteur peut éventuellement s’embrouiller au rythme des rencontres et des ruptures, des départs et des fuites, des recommencements, des personnages, dans cette période chaotique qu’est l’Europe avant, pendant et après la seconde guerre mondiale.
L’homme adulte cherche à reconstruire ce qu’il a perdu lorsqu’il était enfant, en haut de son pommier. En effet, le roman commence et finit sur l’image de ce pommier qui donne le titre au roman : “un arbre s’effondre au sol dans un grand fracas.(…) huit pins morts. ((…) Désormais, seul le petit arbre noueux était encore debout. Lui, ils avaient l’interdiction formelle d’y toucher. Mon père me l’avait promis.(…)je l’aperçus dans toute sa beauté. le soleil brillait à travers ses feuilles, ses fruits étincelaient. Il était toujours debout. Seul. Tenace. Mon pommier.”(p 8).
Puis : “Les dimanches de mon enfance, (…)Je bondissais entre eux [les parents, amis, etc.]. Et de là, en haut. En haut du pommier” (p 359). Le site inatteignable et la vision en hauteur offre un panorama général. De cette position, l’enfant peut écouter sans être vu et surprendre le public en déboulant à sa convenance.
C’est cette vue générale qu’Otto recherche en remontant le fil de la généalogie de sa famille et de son identité de juif-allemand-athée: “Une exposition à l’affiche sur l’histoire judéo-polonaise. Le titre de cette exposition m’allait bien : “Méli-mélo”(p 189).
Christian Berkel pousse la comparaison : “Il en va ici comme d’un arbre, dont les racines correspondent en taille et en circonférence à la canopée. L’étrangeté, nous l’ancrons dans ce qui est caché, dans ce qui est enfoui sous la terre tout autour de nous et nous prolonge. Les fruits, ce que nous voyons, qu’ils soient mûrs ou pourris, vivants ou morts, correspondent à ce que, dans la nature, nous ne pouvons pas discerner et, dans la famille, à ce que nous n’avons pas le droit de voir. Au tabou”(p 18 ).
Mais il en revient toujours à son point d’ancrage : “Des murmures légers me parvinrent, d’où ressortait une voix d’enfant. Soudain, le pommier apparut, solitaire, devant mes yeux. Comme autrefois dans notre jardin, je ne pus retenir mes larmes” (p 96 ).
Assis sous l’arbre, au pied de son arbre, il se revoit grimper sur la plus haute branche et s’écrier une gaminerie devant un public qu’il salue avant de déguerpir ( p 97). Il est insouciant à ce moment-là.
Plus tard donc, le fils de Sala tente de se faire une image de la vie des gens qui l’ont précédé : “Venus au monde à une ère romantique connaissant ses ultimes soubresauts, projetés dans une époque industrielle en plein essor dans laquelle ils ne pouvaient ni ne voulaient se reconnaitre, ils étaient arrivés de partout, avec leur désir, leur espoir, leur volonté d’oser quelque chose de nouveau.(…) un lieu d’utopie pour les artistes et les parias, une nouvelle culture qui faisait un pied de nez au patriarcat et n’éprouvait que du mépris pour toutes les autorités, quelles qu’elles soient, les institutions bourgeoises ainsi que le capitalisme en plein essor” (p 78).
Mais aussi l’image des enfants de ses parents-là : “Quelle vie pour une enfant, parmi tous ces adultes préoccupés exclusivement d’eux-mêmes, de leur individuation, sans laquelle il n’y avait pour eux aucune existence supérieure? Un soupçon de Goethe, de Rousseau, de nature et de science, une bonne pincée de Freud, et bien remuer le tout… Avant de terminer, saupoudrer de droit maternel à la Bachofen, qui, par le biais des figures issues des légendes grecques et romaines, confrontait les vieux mythes du matriarcat et du patriarcat? Bien peu digeste, comme cocktail” ( p 79).
Et cette vie a été bien moins que paisible pour les uns comme pour les autres tandis que l’espoir sous-tendait toujours la vie.
Depuis la foi en un “un jardin d’Eden devenu contemplatif. (…) Comme les plantes qui, en mourant, répandaient vainement une dernière fois leurs graines; les êtres ici par leurs idées se rebellaient une dernière fois contre la destruction qui resserrait son étau autour d’eux” (p89); il s’oppose à une idéologie dominante et oppressante : “Comment comptes-tu te défendre contre deux mille ans d’histoire judéo chrétienne ? Quand bien même vous le voudriez, on vous a privées de votre force.(…) si les hommes ne changent pas./ – Ils changeront. S’ils ne comprennent pas qu’ils sont autant que nous les esclaves du même système, ils périront.” ( p 84)
“Le crime de ma mère tenait dans le fait qu’elle était juive et qu’elle était femme. Et les sanctions infligées par la société continuaient de se perpétuer chez ses enfants.” (p 325). L’enfant est devenu adulte. Il résume ainsi sa tentative : “Je ne veux pas me faire l’effet d’un livre dont on aurait arraché certains chapitres et qui serait incompréhensible pour les autres autant que pour moi-même. Je veux essayer de noircir les pages blanches” (p 185). Remplir les vides, retracer ce qui a été oublié, perdu pour les gens, par l’histoire…
Interview avec Christian Beckel ici
Ce titre fait partie de ma liste “Titres d’ordre végétal” cliquez ici