
Stefan Zweig, Quatre nouvelles
Quatre nouvelles :
– Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Livre audio (complet et gratuit à écouter ici),
– Destruction d’un cœur, La Gouvernante, Le Jeu dangereux, Belfond,1987, 184p.
Vingt quatre heures de la vie d’une femme,
Comprendre plutôt que juger, voici un débat sur le mode de la conversation à propos d’une femme qui quitte son mari pour suivre un inconnu deux heures auparavant.
Modes de vie et de penser anglais, français, italien et allemand se confrontent sur un fait divers ayant déclenché un scandale et des réactions véhémentes.
L’auteur se fait alors l’avocat du diable du coup de foudre.
En toute cordialité et en toute intelligence, il réfute les préjugés, les injustices et se montre encore une fois fin psychologue de l’âme humaine.
Destruction d’un cœur :
Erna, 19 ans s’éveille à la vie sexuelle. Elle se cache de son père qui le découvre par hasard. Il en est assommé tout d’abord puis la rage lui vient avec la honte. Il n’a pas vu son enfant grandir et interprète son attitude « impudique » comme une trahison, une ingratitude par rapport à sa générosité et à ses sacrifices. S’il est difficile d’accepter la sexualité de ses enfants, rappelons qu’il s’agit ici d’une fille et que l’histoire se situe en 1927 !
Le père (le Geheimer Kommissionsrat) passe de son ancienne fierté au refus de la présente situation puis à la lâcheté face à ses conséquences. Il accuse l’argent d’avoir gangrené leur famille, les hissant au-dessus de leur condition, faisant tourner la tête à sa femme et à sa fille. Il se culpabilise (« des verges pour me fouetter », p 28). Il craint le regard des autres et la honte qu’il éprouve pour sa fille resurgit sur lui-même. Il se rabaisse encore. Le mépris qu’il croit voir dans les yeux d’autrui le met d’abord en colère, une colère qu’il ne peut soutenir et qui l’amène petit à petit à abandonner. La perte du temps passé, le sentiment de solitude soudain, la douleur aiguë devient lentement sourde, le consume de l’intérieur, s’épanche dans son corps et le vide. Le silence s’installe en lui, il se rigidifie, se « pétrifie » (p 77). Il devient indifférent à tout ce qui l’entoure, un étranger dans propre monde, inaccessible et muré. Son regard est mort, il est dans un état d’hébétude totale et on le prend bientôt pour un dégénéré.
Il se tourne alors vers la foi et vers ses origines, ses parents, comme une consolation ou une rédemption, en tout cas une fin. Il s’apprête à laisser venir la mort. Qui vient !
La Gouvernante :
Les deux jeunes sœurs sont joyeuses, complices et curieuses. Les parents sont bourgeois, rigides et froids. La gouvernante est vive et « pétulante » au début puis devient calme et « circonspecte » à la fin. Elle cache son secret inavouable. C’est une domestique, on est toujours dans les années 1927 et elle travaille pour une famille riche, au service des deux préadolescentes (13 et 12 ans). Le neveu à demeure, père de l’enfant à venir, s’enfuit devant ses responsabilités et la future mère célibataire est renvoyée de son emploi. L’attachement des deux filles de la famille les pousse à découvrir une vérité qui détruit la confiance en leurs parents et dans la société. Elles perdent elles aussi leur innocence et leurs illusions.
Le Jeu dangereux :
Le vieil homme regarde la jeune fille. Elle n’est pas gracieuse mais il va la métamorphoser en lui donnant le leurre d’être admirée. Elle prendra confiance à tel point qu’elle investira la réalité du mensonge créé de toutes pièces par celui à qui son jeu finalement échappe. Mais le réel lui donnera autant la possibilité de fonder ses espoirs (la rencontre) comme il les détruira ensuite par des contingences qu’elle ne contrôle pas (le départ imprévu).
On retrouve dans cette nouvelle la problématique de la jeunesse, de la beauté qui s’éveille, de l’avidité à vivre et de l’innocence qui s’enfuit déjà. Et de la vieillesse qui poursuit son œuvre intraitable (p 163-4).
Le vieillard manipule sa proie comme un rat de laboratoire et s’amuse avec elle comme avec un pantin. On peut y voir le mythe de pygmalion comme celui de Frankenstein et de l’apprenti sorcier…le thème de la lolita ou de Suzanne et les vieillards, le jeu de la séduction et de la concupiscence : « j’éprouvais de nouveau qu’aucune volupté n’est plus dangereuse, plus attirante et plus perverse que celle que l’on ressent en faisant jaillir cette première étincelle dans les yeux d’une jeune fille. ». Il fait référence à Balzac (Ce que l’amour coûte aux vieillards) et à un vieux Casanova devenu un « coq cocu » et un « trompeur trompé » (p 182).
Dans les trois nouvelles du recueil (hors livre audio), il y a bien entendu l’incompréhension (inévitable ?) entre les générations, une jalousie inconsciente des anciens envers une jeunesse pleine d’avenir, mais il y a surtout le défaut de communication : mensonges, hypocrisie, cachotteries, manipulation…(Erna se cache la nuit et simule le jour, les parents des deux fillettes ne leur disent rien ou des mensonges, elles épient et regardent par la serrure, enfin le vieil homme écrit des lettres anonymes et surveille de loin).
Les trois nouvelles se concentrent également sur le thème de l’innocence de la jeune fille « en fleur » : fillettes qui demandent la vérité, la demoiselle (Erna) qui découvre ses sens, la jeune gouvernante qui s’est trompée sur son amant et la jeune fille inconnue qui se transforme sous l’effet d’un œil masculin. Et à chaque fois, la destruction les atteint.
Les protagonistes masculins de ces trois histoires ne sont pas présentés sous un angle avantageux : lâches, traîtres, remplis de principes et de conventions, ils manquent de respect et d’humanité.
Malgré une vision très fin XIXe siècle début XXe de la jeune fille, il y a de beaux moments de sensibilité, notamment concernant le père dans la première nouvelle qui lui, ne survit tout simplement pas à la destruction de son cœur.
Citation : (p 165) “les vers sont seulement pour elles des coupes où abreuver leur soif et elles ne font pas attention à la qualité du vin qu’il y a dedans, car l’ivresse est déjà en elles avant qu’elles aient bu”.