
Joanne Harris, les cinq quartiers de l’orange
folio, 2000
Joanne Harris est née d’un père anglais et d’une mère française. Ce qui explique sans doute que la France soit souvent présente dans ses romans.Elle a remporté un franc succès avec Le chocolat, adapté au cinéma avec Juliette Binoche et Johny Depp (voir films ici).
Les cinq quartiers de l’orange est un roman qui se passe en France, près d’Angers, pendant la seconde guerre mondiale. A cause des restrictions que la situation engendre, l’orange est un fruit si rare ( p 97) qu’elle est un cadeau. Elle est aussi un poison. Qu’elle soit entière, en pelure ou en quartier, elle amènera la déchéance et la ruine dans la famille Dartigen.
Le roman est un régal pour les yeux et les papilles ( les couleurs sont celles des fruits, des sucreries et des confections culinaires ( p 87, 92…). Les fruits servent aussi de prénoms pour tous les membres de la famille : de Mirabelle la mère, Framboise la fille, Cassis le fils et Reine-Claude leur sœur, jusqu’aux petites filles : Noisette et Prune. Les prénoms d’inspiration fruitière peuvent surprendre au début mais coïncident avec le goût de la lignée familiale pour les saveurs et l’ “esprit de provocation qui poussa [l]a mère à [leur] donner des noms de fruits plutôt que des noms de saints” (p 25). (Je me rappelle cet effet de mode au cours duquel on a pu rencontrer des Cerise (Leclerc, actrice), des Clémentines (Célarié, actrice), Pomme dans La dentelière de Lainé, Olive/Olivia, etc. Personnellement, j’ai connu une femme qui donnait systématiquement des noms de gâteau à ses filles : Madeleine, Charlotte, Suzette et Amandine).
Quoi qu’il en soi, une hypersensibilité olfactive ( p 226) et gustative ( p 314) jalonne le récit de vie d’une famille qui ne s’embarrasse pas du regard des autres, non sans dommages malheureusement. La mère a transmis ses dons et ses recettes gastronomiques à sa fille, c’est le lien qui continuera de les unir.
Les recettes de Mirabelle feront partie des rares moments de bonheur, avant d’en provoquer de cruels. Les années, comme un mauvais sort ont continué à poursuivre leur œuvre. Framboise déclare : “Ma mère jalonnait sa vie de recette, (…). Elle en marquait ainsi les grands événements. La nourriture représentait sa nostalgie”(p 15).
Mais on peut se demander pourquoi il y a cinq quartiers dans l’orange (du titre) quand on peut en découper autant de morceaux que l’on veut ? Il s’agit d’une orange particulière (d’où l’article défini (l’=la ) et ce cinquième quartier, “celui qui n’existait pas” ( p 254), est la clé d’une détresse et d’une “terreur” ( p 363) effroyable chez la mère, mise à profit par sa fille afin d’acquérir une liberté dangereuse ( p 54, 61, 72, 90 à 103, 110 à113, 152, 225, 249 à 255, etc.)
C’est une période troublée où une femme avec trois enfants, accablée de migraines terribles, est forcée de se débrouiller seule (le mari est mort à la guerre), où des enfants sans guide sont ballotés entre une mère aimante mais qui ne le montre que très rarement tant elle est en proie à ses problèmes, à la médisance et à la brutalité des villageois.
La femme qu’est devenue Boise (Framboise) hérite du livre de recettes maternel qui va lui permettre de revenir vers son enfance, cinquante ans en arrière, vers la cuisine et découvrir ainsi les secrets que sa mère a éparpillé au gré de ses pensées, sur un coin de papier libre sur lequel écrire une sorte de journal intime. Enfin reconstitué, il permettra à sa descendante de la comprendre et de lui pardonner, peut-être. Il la conduira aussi vers Paul qui l’attend lui aussi pour un pardon inespéré, lorsqu’il faudra lever le voile sur son lourd secret.
Sous la forme d’un récit-mémoires-témoignage, Joanne Harris fait intervenir la narratrice: “pourquoi je choisis maintenant de raconter mon histoire” (p 19); “Je vais les forcer à écouter” ( p 19); “vous devez comprendre…” ( p 28), “Je ne cherche aucune excuse” ( p 232).
Elle décrypte le vieil album – qui ne doit pas tomber dans de mauvaises mains – et les jeux dangereux de tous les participants à l’histoire : des résistants aux jeunes qui cherchent du bon temps, des combines du marché noir aux enfants délaissés, des maux des uns et des autres aux victimes de ces tractations plus ou moins innocentes, de ces intentions plus ou moins malveillantes qui provoquent par engrenage, malchance ou bêtise des bouleversements dramatiques.
Le secret se dessine dès le début (p 19) et ne se dévoilera complètement qu’à la fin. Tout au long du roman, l’écriture âpre de l’écrivaine distille le suspens dans l’imagination des lecteurs et les conduit sur les chemins détournés de l’émotion, de la crainte, de la compassion et du trouble. Le bien et le mal, l’innocence et la culpabilité, les dérapages et les conséquences, le hasard heureux ou malheureux ont des frontières floues.
Citations:
– p 314: (…) sa sensualité se sublimait dans sa cuisine, dans la préparation d’un moelleux velours de lentilles à l’étuvée, dans la confection de la crème brulée la plus ardemment voluptueuse.”
– p 101 ” (…) je ramassais quelques brins de menthe sauvage et m’en frottai les aisselles, les mains, les genoux et le cou. S’il restait la moindre trace du parfum d’orange, elle serait masquée par l’odeur poivrée et pénétrante des feuilles fraîchement cueillies”.
Ce livre fait partie de mon quiz “Titres d’ordre végétal” ici