
Maryse Condé, Traversée de la Mangrove
1989, Folio 1997, 251 p.
Un homme est retrouvé mort peu après son installation dans un petit village.
Autour du cercueil, vingt personnes veillent le corps et racontent à tour de rôle ce qu’elles savent ou croient savoir, ce qu’elles pensent et ce qu’elles ont vécu lorsque l’homme était parmi elles.
L’espace d’une nuit, chacun se dévoile. Contradictoires ou complémentaires, les témoignages livreront quelques informations sur la mystérieuse dépouille, prétexte à diviser, prétexte à rassembler. Car le mystère est en effet l’objet du délit en quelque sorte. L’homme est étranger, il ne s’intègre pas au village et reste même à l’écart volontairement. Les bribes, comme distillées à chacun de ceux qui l’approchent de manière curieuse, agressive ou fortuite ne font que multiplier les interrogations concernant ses origines et ses desseins.
La mangrove est une « formation arborescente ou arbustive se développant sur les littoraux vaseux et lagunaires de la zone tropicale ». Elle devient la métaphore d’un monde complexe où les silences des uns sont transformés par les évocations des autres. C’est un vase clos : « On ne traverse pas la mangrove. On s’empale sur les racines des palétuviers. On s’enterre et on étouffe dans la boue saumâtre » (p 192) où « les gens disent n’importe quoi » (p 44, et plusieurs fois répété). Personne ne sait pourquoi Francis Sancher (de son vrai nom : Francisco Alvarez Sanchez) est venu mourir ici, pourquoi il doit mourir d’ailleurs alors qu’il semble si fort, en bonne santé et pas trop vieux. Amantes, amis, voisins, pères et mères des uns et des autres, chacun a rencontré d’une manière ou d’une autre le nouveau venu et tout le monde raconte ou invente, extrapole ou médit. Le suspense est mené jusqu’à la fin où le mystère s’éclaircit à peine. Car si l’on apprend quelques détails sur l’inconnu, le plus important reste sa parole et ce qu’il avait à transmettre. Et en définitive : ce qu’il aura déclenché chez chacun individuellement.
Le roman met en scène les particularités d’un peuple à la tradition orale. Il alterne la première et la troisième personne du singulier dans des chapitres qui s’entremêlent, tissant ainsi la trame d’une histoire, sinon vraie, mais réelle pour chacun de ceux et celles qui y ont participé. Car le but n’est pas de savoir la vérité vraie –si je puis dire – mais de montrer comment la population vit et réagit dans ce petit village de Rivière au Sel, à Petit Bourg, Basse-Terre, en Guadeloupe.
Le village « perdu au fin fond des bois » (p 37) est sombre, pluvieux, isolé. La végétation est partout, dans les descriptions des paysages, bien sûr, où les arbres et plantes abondent (gommier, palétuvier, ébénier, fougères, orchidées, etc.), des lieux (les forêts, les ravines, les mares, etc.), dans les fonctions (jardinier, directeur des eaux et forêts, propriétaire de pépinière, de jardins floraux, etc.), les conversations, le langage et les esprits… Elle peut être étouffante, mais elle est généreuse, complice ou effrayante. L’écrivaine parle alors du « saccage de la nature » (p 66), de la déforestation et d’une transition qui met fin à la canne à sucre.
La langue d’écriture de l’écrivaine, originaire de la Guadeloupe, fait ressortir sa langue maternelle (sans revendication et bien qu’elle mentionne les noms de certains écrivains (Césaire, Chamoiseau, Alejo Carpentier, Simone Schwarz-Bart, etc., qui ont parlé de la créolité, antillanité ou négritude). Elle émaille son récit non seulement de termes vernaculaires, d’expressions idiomatiques créoles (avec ou sans traduction en bas de page), mais aussi d’un imaginaire (contes et légendes), de l’histoire du pays (colonisation) et des îles environnantes (Haïti avec Castro). Le verbe est symptomatique de la crudité d’une vie rurale forgée dans la pauvreté et dans les désirs instinctifs, dans des traditions en train de changer en creux des mentalités qui elles, sont plus lentes à le faire.
Le titre apparaît sous la plume de Francis Sancher qui veut en faire un roman plein « de sang, de rires, de larmes, de peur, d’espoirs » (p 192). Mais c’est Lucien qui l’écrira et reconstituera « la trajectoire et la personnalité du défunt » (p 227).
Ce livre fait partie de ma liste “Titres d’ordre végétal” voir: ici
Citation(s):
– p 66 : “Il rêvait. A quoi ressemblait son île avant que l’avidité et le goût du lucre des colons ne la mettent à l’encan ? Au Paradis que décrivait son livre de catéchisme. Oui, c’est Loulou qui avait planté en lui cet amour des arbres, des oiseaux. Hélas, à présent la forêt était une cathédrale saccagée.”
– p 170 : “Personne ne comprend jamais, Madame Ramsaran. Tout le monde a peur de comprendre. Ainsi moi, dès que j’ai essayé de comprendre, de demander des comptes pour tous ces morts, tout ce sang, on m’a traité de tous les noms. Dès que j’ai refusé de m’accommoder de slogans, on m’a eu à l’œil et au bon. Rien n’est plus dangereux qu’un homme qui essaie de comprendre!”