
Didier Van Cauwelaert, Le journal intime d’un arbre
Le livre de poche, 2011, 184 p.
Tristan, poirier, 300 ans, raconte à la première personne. Le titre est donc juste et bien choisi.Par analogie avec l’être humain, humanisation (avec ses sentiments), personnification (avec son prénom), l’anthropomorphisme joue sur l’identification et la connivence.
Le journal intime d’un arbre de Didier Van Cauwelaert rappelle ainsi Le portrait de Pierre Assouline. Tous deux font vivre le lecteur/la lectrice au cœur des souvenirs et des pensées accordés soit à un tableau de Betty de Rothschild, soit à un arbre remarquable.
« Le « moi » d’un arbre, d’abord, qu’est-ce ? L’instinct de survie, l’élan de croissance, l’empathie avec l’entourage, les conflits d’espace et d’espèces, la connaissance des alliés, des parasites, des prédateurs et l’activité qui en découle ? Ou bien la simple contagion de votre égo ? » (p 12).
On a envie de dire que cela ressemble bien à la nature humaine de base. Et lorsque Tristan s’interroge : « Que vont devenir toutes ces mémoires humaines, quand j’aurai cessé de vivre ? » (p 10), il s’agit bien de nos égos. Car les arbres reconnectent les hommes « avec leur voix intérieure » (p 40) d’une part et d’autre part les hommes entre eux : « Peut-être est-ce la pensée de Yannis qui me projette vers elle – ce lien de manque et de souffrance qu’il noue à travers le silence, les images mentales et les ondes porteuses du sommeil. Il rêve d’elle, et c’est moi qui la rejoins. » (p 109).
L’arbre Tristan le regrette parfois tant il a vécu de situations stressantes : « Je suis trop complexe, trop dénaturé par les émotions humaines dont je procède. Tronc de la Sainte Vierge, Poirier aux Amours, Arbre de Justice, porte-malheur, monument aux morts, allégorie d’un amant d’opéra, sculpture posthume – je me demande qui je suis, à force d’être tout cela (…) » (p 112).
Et en effet, Tristan est tout cela ou tous ceux-là car il ressent les vibrations et les ondes de tous les gens qui se sont intéressés de près ou de loin à lui.
À commencer par George : « J’étais son bien le plus cher, son devoir de mémoire, sa victoire sur le temps. » (p 8 ») ; « Quand il s’accrochait à moi pour se recharger, je lui prenais autant d’énergie qu’il m’en demandait : c’est le principe des échanges entre nos espèces » (p 9).
Puis Jacqueline, sa première femme. Elle aime Wagner et nomme le poirier Tristan et celui qui lui fait face dans le jardin : Isolde, comme le couple légendaire. Lui, porte la balle qui a tué le garçonnet et elle, l’antenne satellite qui connecte la maisonnée. Toutefois, Jacqueline devient jalouse du lien « fétichiste et morbide » (p 42) que George entretient avec l’arbre-mémoire. Il ne s’en rendra compte qu’à la fin et en demandera pardon (p 51).
Hélène est la psychanalyste de Jacqueline. Elle devient la deuxième femme de George.
Le petit jacques, héros de la résistance, est fusillé par les allemands devant l’arbre qui conservera la balle incrustée dans son tronc.
Tristane est la petite voisine : Manon. Elle forme un couple impossible avec Yannis – comme celui de Tristan et Isolde qui se retrouvent dans la mort. Car « L’épopée de Tristane au cœur de la pensée végétale » (p 111) est incompatible avec la vie de Yannis qu’elle a pourtant rencontré grâce à Tristan (c’est pourquoi Manon a choisi le pseudonyme de Tristane), Yannis ayant commencé à écrire les deux pages de la note d’intention du livre sur l’arbre. Il ne le finira qu’après ce qui deviendra par une mise en abyme (p 66), le roman de Van Cauwelaert, c’est-à-dire : « Trois siècles d’histoire vus par un poirier. Son journal intime ».
Il y a aussi l’élagueur qui d’avoir trop coupé les branches, est tombé et reste dans le coma ; le parachutiste anglais ; Dreyfus et le général Mercier ; les deux bâtards du roi Louis XV : Fanchon et Martin et leur mère Catherine Bouchet ; et Rafik, un jeune délinquant qui vole la statuette, la garde pendant dix-neuf ans puis la rend à Toé, le fils de Tristane et Yannis, élevé chez les Shiranis.
Tous ces personnages, tous ces égos ont traversé la mémoire de l’arbre à un moment donné. Aujourd’hui que Tristan est vieux, tombé à terre, il s’interroge : « La possibilité de se survivre ainsi n’est pas inscrite dans mes gênes » (p 32). Alors « Quel avenir peut-on espérer sous forme de bûche ? » (p 32) et quel avenir pour toutes ces mémoires dont il a la garde ? pourrait-on lui demander à notre tour.
Didier alias Yannis, avec son écriture fluide et cultivée nous offre un roman rempli d’anecdotes drôles ou tristes et d’informations vraies ou romancées, rares et singulières en tous cas, des confidences insolites qui s’écrivent encore sur de la pâte à papier, issue d’un arbre!
Ecoutez ici l’interview de D. Van Cauwelaert, et sa bibliothèque idéale ici
Ce livre fait partie de ma liste “Titres d’ordre végétal” ici et du quiz ici