
Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion
folio 1996, 173 p
Nicolas Bouvier est un écrivain voyageur suisse, sans contradiction avec sa nationalité.
Le livre accroche tout d’abord par son style libre, vert, délié, imagé. Des phrases courtes sans pronom personnel se succèdent parfois rapidement comme des notes prises dans un calepin, des phrases sans verbe dans un journal intime.
La langue est fluide et le ton délibérément ironique, sarcastique, humoristique. Quelques unes de ses références restes opaques ou confuses en ce qui me concerne (autre vie, autre éducation, autres expériences). En revanche, d’autres vont droit au but et procure une connivence immédiate.
Les images qu’il affectionnent sont visuelles et olfactives, elles frappent juste. Les descriptions coupent le souffle, et la poésie un peu macabre déroute mais touchent immanquablement. Le souci du détail est sans complaisance, voire rude, abrupte, rêche, grinçant, amer, dur. Sans tabou ni complexe, la lente observation récolte le trait révélateur, et la flèche est tirée : “une famille de bolets bouffés par les limaces” (p 52 ). La couleur, les taches, la texture, les gravelures, la posture, l’attitude: tout est dit, même si on ne veut pas le voir ! (il s’agit d’une famille de srilankais).
Le voyageur a posé ses valises sur une île que l’on pourrait croire paradisiaque mais qui en vérité est une “île chimérique” (p 123) qui le “rince” (p 54), le démoralise, le rend malade jusqu’à la folie, ou presque. Devant la “pathétique pantomime victorienne” (p 65), la paresse (p 66-7), le manque de projets, la veulerie (p 82) de la population éteignent tout exotisme et tout folklore par un désenchantement persistant.
Pourquoi reste-t-il? peut-on se demander. Que cherche-t-il à fuir? Sa mère qui ne veut rien comprendre, son père qui ne veut rien dire ( p 86) ?
Le narrateur survit grâce à son travail d’écrivain, mi- journaliste, mi-historien, mi-sociologue, mi-correspondant. Il écrit des articles, vend des interventions littéraires à l’Alliance Française quand il peut. Ce travail le maintient en quelque sorte pour ne pas sombrer plus avant dans le désespoir et dans la folie ( p 167).
Le désespoir de quoi? Il parle d’une relation amoureuse (p 92): elle scorpion, lui poisson (d’où le titre?), mais est-ce la perte de cet amour qui le ronge? Elle lui écrit qu’elle se marrie mais qui a quitté l’autre le premier ? (p 92-3).
Le livre qu’il a acheté par manque de choix, sur les insectes, le distrait ainsi que les spécimens qu’il lui tiennent compagnie et qu’il finit par connaître. Il les observe, il les compare à la société humaine : ce sont des assassins qui commettent des carnages, s’entre-tuent au cours d’hécatombes cruelles. C’est l’occasion de descriptions épiques de champs de bataille et le déploiement du champ sémantique de la guerre.
Il reste dans l’attente “d’un signe”, mais lequel ? En fait, il s’est endormi et sa vision au ras du sol lui fait vivre ce que son livre d’entomologie lui procure d’images en termes de bestiaire.
Il se réveille et “rêve”, son “esprit s’échappe”, les souvenirs, la solitude, le cafard, la fièvre, la maladie (il prend de la quinine – contre le paludisme?) le poussent à avoir des hallucinations : il voit le père Alvaro léviter (p 139) et s’envoler comme par magie, ou sorcellerie (p 143). C’est un monologue dialogué ou un dialogue monologué (p 145) qui semble pourtant lui faire du bien.
Le poisson-scorpion a paru deux ans avant le décès de l’auteur (1998).
Celui qui a dit : “le voyage est un état d’esprit”, avoue à propos de son récit Le poisson-scorpion, que le voyage fait prendre des risques :
“Tout ne se passe pas toujours bien en voyage. J’y ai laissé une partie de ma carcasse, toutes mes dents, la moitié de mes jambes. J’ai eu une vie très intéressante mais je n’en suis pas du tout sorti indemne. Ce ne sont pas des choses qu’on peut gommer.”
Je ne sais pas si on peut dire que c’est un bilan, une catharsis ou un récit qui cherche à “souffler mot” (exergue de K. White, placée au début du livre) ou à ne pas “oublier et surtout ce qui [l’]a fait crever” (citation de Céline placée à la fin du texte ).
En regardant la mascotte poisson-scorpion que l’épicière lui a finalement donné (d’où le titre encore?), qu’elle a narguée et qui maintenant le nargue lui aussi, Nicolas Bouvier travaille à “trouver un nom (…) pour son malheur” (p 119), à “apprendre de ses voyages” (p 131 ) jusqu’à guérir (p 156), jusqu’à la libération (p 172). Il a épuisé sa douleur jusqu’à ne plus la ressentir (p 136) jusqu’à redevenir “le nomade qu[‘il] avai[t] cessé d’être et rêvai[t] de redevenir” ( p 170).
La citation de L. F Céline résume une victoire gagnée non sans peine – en tout cas un non-échec – puisqu’il n’a pas oublié ce qui l’avait fait crever.
Voyage intérieur, voyage immobile, voyage tout court avec ses risques et ses réparations (possibles).
(voir ici le billet de France Culture.
Citation:
“Étapes en escalier dans les gargotes encore ouvertes supprimant, reliant, affinant à perdre haleine avec le sentiment d’être un assassin qui affûte un couteau. Trouvant un raccourci accroupi sur le seau des toilettes, un adjectif dans le miroir à barbe, ici et là – en arpentant ma chambre – un mot comme un œuf frais pondu dans la paille, un sous-titre tandis qu’un verre m’échappe et se brise, un éclairage à cause de la dégringolade de harpe bouddhique dans les haut-parleurs de la rue. La journée entrant dans le texte comme un laminoir.”(p 157)
(Note : un laminoir est une machine qui par pression réduit l’épaisseur d’un objet, d’un matériau, d’une substance, ou en fait disparaître les irrégularités.)