
Toni Morrison, L’œil le plus bleu
Toni Morrison vient de s’éteindre à l’âge de 88 ans (voir hommage).
J’ai lu L’œil le plus bleu (The Bluest Eye », son premier roman, écrit à l’âge de 39 ans.
Ce roman parle d’aliénation, de violence « par amour », de désamour, du manque d’amour, et du regard des autres. En tant que noir.e, en tant que fille ou femme, en tant que pauvre.
La mère de la narratrice est une femme, noire et pauvre qui a perdu ses illusions. Elle rêvait de luxe, d’éloge et de pouvoir dans sa maisonnée. Elle se contente d’ordre, de propreté et d’affection dans un monde qui appartient aux blancs et dont elle fait son univers détaché. Chez elle, elle inculque la peur de grandir, la peur des autres et de la vie, la mort de l’amour, la misère inévitable et la défaite sur tous les plans. Elle déplace donc son ambition d’avoir une maison et une famille dont elle aimerait s’occuper sur la famille riche d’une petite fille blanche à laquelle elle se dévoue. Comme si elle jouait à la poupée avec la fillette.
A l’inverse, sa propre fille (Claudia) refuse les poupées blanches qu’on lui offre afin de la préparer à aimer son avenir et son destin. Elle les massacre.
La petite fille qui veut avoir l’œil le plus bleu (Pecola) désire au plus haut point ressembler à ces poupées commerciales, à ces fillettes bien éduquées, à ces stars (Shirley Temple) peintes sur la vaisselle. Elle veut être aussi jolie pour qu’on l’aime. Elle arrivera à y croire après s’être fait violer par son propre père et avant de sombrer dans la folie.
Ces trois vies féminines rappellent les thèmes que l’on a rencontrés chez E. Ferrante avec notamment : celui de la mère, du corps de la femme et celui de la poupée. Désir et haine, soumission et révolte, violence et traumatisme se retrouvent dans ce qui marque la vie de ces petites filles.
Lorsque Jean Guiloineau lui demande pourquoi “dans le titre de son premier roman, L’œil le plus bleu, l'”œil” [est] au singulier. Alors que la petite fille du livre rêve d’avoir les yeux bleus”, “elle a ouvert très grands les yeux et [lui] a dit : “the stare”, le regard. Donc l’œil ne renvoie pas au globe oculaire, mais au regard”.
Toni Morrison raconte des faits. Elle ne fait pas de revendications politiques à travers son écriture. Elle déclare simplement : “Serais-je autorisée enfin à écrire sur les noirs sans avoir à dire qu’ils sont noirs, comme les blancs écrivent sur les blancs sans dire qu’ils sont blancs”. Et Jean Guiloineau d’ajouter : “Il y a ce “ghetto” dans l’esprit des autres, ceux qui considèrent Toni Morrison comme une écrivaine noire, alors qu’elle est d’abord et avant tout une écrivaine”.
« J’utilise un anglais parlé, presque proche du dialecte, de l’argot » déclare Toni Morrison. Il est vrai que j’ai relevé répétitions, listes et énumérations, une facture d’apparente spontanéité, sans transitions discursives, des procédés proches de l’oral, de l’enfance, de l’incantatoire. Une forme de magie spécifique à des auteurs parmi lesquels Toni Morrison trouve sa place. D’ailleurs, elle précise que “le son et l’emphase que l’on porte sur certains des éléments, c’est tout aussi important que les mots qui sont choisis.”
On a pu la comparer à Faulkner (sur lequel elle a fait sa thèse), par exemple…
Citation (extrait de son discours de réception du Prix Nobel de littérature) :
“Le pillage systématique du langage peut être repéré là où ses usagers ont tendance à abandonner ses propriétés nuancées, complexes, accoucheuses, et à les remplacer par la menace et l’asservissement. Un langage oppressif fait plus que représenter la violence ; il est une violence en soi ; fait plus que représenter les limites du savoir ; il met des bornes à ce savoir.”
Voir l’émission de France Culture “cet acte doté de …” ici
et “écrire avant et après…” ici