
Edmond Rostand, Anne Germain, Cyrano de Bergerac et Cambo-les-Bains
Une œuvre, trois ouvrages et la Villa Arnaga à Cambo-les-bains.
Je relis toujours avec plaisir la pièce d’Edmond Rostand. Je commencerai mon commentaire en citant Les Châtiments (1853) de Victor Hugo : « s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » (Hugo est devenu le chef spirituel des républicains et s’oppose à Napoléon III). À son exemple et en ce qui concerne une œuvre de fiction, Cyrano de Bergerac incarne pour ma part la noblesse de cœur, le courage et le refus des compromis les plus bas.
La pièce est intitulée « Comédie héroïque en cinq actes et en vers ». Le héros en tous points défend ses idées et sa patrie, son honneur et celui de ses amis contre toutes les attaques. Il sait départager le vrai du faux, le grand du médiocre, le pur de l’hypocrite. C’est le modèle idéal du grand seigneur, fougueux mais honnête, un personnage haut en couleur qui a aussi le verbe fin. Son apparence est son seul handicap, car s’il possède une beauté de cœur, son visage le dessert dans la vie. Puisque son nez est proéminent, Cyrano en sera fier. Puisque l’homme n’est pas beau, il sera libre et invincible. Le pari est dangereux, car il dérange ses ennemis. Son nez dont il préfère se moquer sans permettre aux autres de le faire, est l’objet d’une infortune qui marque sa vie d’un sceau fatal.
La dichotomie entre l’être et le paraître récompense malheureusement trop souvent les qualités que Cyrano déteste : les faux-semblants, le mépris des pauvres, l’opulence ostentatoire, etc. La beauté physique est l’une de celle que l’on courtise et qui intercède en la faveur de celui ou celle qui la possède. Cyrano en manque donc et toutes ses qualités morales ne peuvent compenser cet état de fait auprès de celle qu’il aime en secret. Roxane ne le comprendra et ne le regrettera que trop tard.
Le thème de l’amour impossible renforce le drame initial. Le personnage qui n’inspire pas l’amour se sacrifie. Il prête la poésie de ses mots à celui qui possède la figure de l’amour. Son retrait se met au service de la réunification parfaite de l’âme et du corps, formant un « homme complet ». Cyrano, le lettré s’adjoint à Christian, le séduisant, afin de conquérir la belle et intelligente Roxane. De son côté, celle-ci ne l’est pas assez pour s’apercevoir de la supercherie de ses deux amoureux et de la tromperie de ses sens, tant elle reste embarrassée par les préjugés de la société et des codes en vigueur (elle assiste à des séances de « carte du tendre, pays imaginaire inventé au XVIIᵉ siècle). La pièce d’Edmond Rostand aboutit finalement à poser la question : quelle est la part de l’être la plus aimable ?
On peut objecter à Cyrano de Bergerac un comportement agressif, de l’arrogance, de la provocation, de l’intolérance ? N’est-ce pas de l’autodéfense ? On peut trouver l’homme ridicule ou pitoyable, car il est intransigeant au point de ne pas apprendre des leçons de ses incartades. On peut le voir comme un héros tragique, déchiré entre passion et injustice, la grandeur de ses idéaux confrontée à la petitesse de son environnement. Le sous-titre « comédie héroïque » sous-tend les deux aspects d’un caractère qui fait penser à La Bruyère.
Dans la pièce de théâtre, il est fait référence de nombreuses fois à la lune : astre poétique, réputé féminin, éminemment énigmatique à l’époque. J’ai donc poursuivi mes lectures avec le Voyage dans la lune (GF, 1970), issu de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune parue en 1657, par (Savinien de) Cyrano de Bergerac, le gentilhomme qui a inspiré Edmond Rostand pour le personnage éponyme. Ce petit roman « explique » ce qui n’était pas démontré à l’époque, selon une version toute personnelle de l’auteur. Sous couvert d’un conte comique – qui m’a rappelé Les Voyages de Gulliver –, c’est une critique des travers de la société, de la religion et des coutumes. Il prône un athéisme provocateur, une liberté (sexuelle) anticonformiste et quelques nouveautés précurseurs (livres audio, par exemple !). Le procédé laisse à Bergerac toute latitude à une imagination que l’on retrouve chez le Cyrano de Rostand.
Enfin, pour distinguer la fiction de la réalité, je me suis procuré la biographie littéraire d’Anne Germain : Monsieur de Cyrano-Bergerac (Editions Acatos, Maison-neuve Larose, 1996, 416 p). Des ressemblances existent effectivement, bien que l’héroïsme de l’un soit un peu plus prononcé que celui de l’autre. D’où l’art et la célébrité reconnus d’Edmond Rostand.
Par ailleurs, je n’ai pas manqué de visiter la villa Arnaga à Cambo-les-Bains, au sud de Bayonne, près de Biarritz. Autour d’une maison de style néo-basque, les jardins se répartissent en deux modes. D’un côté : symétrie et ordre d’un jardin à la Française (canal et topiaires), et de l’autre : liberté et fantaisie du jardin à l’Anglaise. À l’intérieur, les décorateurs, les coloristes, les peintres et les artistes ont laissé libre cours à leurs talents pour créer dans chaque pièce un décor différent. Les frises, les fresques, les médaillons et les trompe-l’œil rappellent les influences de la littérature (Victor Hugo, « la fête chez Thérèse »), de la peinture (Manet, Degas). L’enfance n’est pas loin, et Rostand accueille le peintre Georges Delaw pour illustrer des chansons enfantines ainsi que Jean Veber pour les contes de fées (au boudoir). Le grand hall reste la pièce monumentale de la maison, destinée à magnifier un ensemble quasi théâtral aux yeux des invités contemporains de son propriétaire et des visiteurs actuels.
Je ne prétends pas avoir « fait le tour » de Cyrano ni d’Edmond Rostand. Cependant, je resterai sensible à ce classique qui m’a marqué profondément.
La pièce de Pierre Jourde, Création d’après l’œuvre de Savinien de Cyrano de Bergerac (Les Etats et empires de la lune, Les Etats et empires du soleil, La Mort d’Agrippine, Le Pédant joué); à écouter ici