
Essai : Magritte.
Pour une sémiologie de l’art.
Magritte, les mots et la peinture
Les discours critiques abondent et la lecture des tableaux ne cesse de s’approfondir. La peinture est reconnue comme un langage articulé que l’on peut déchiffrer. En outre, depuis longtemps, il existe des références à l’écriture et des mots peints dans les œuvres d’art. Le mot, l’écrit, l’écriture, le livre participent à la réalité physique de la vie et sont donc visibles dans la peinture. Il y a aussi les calligrammes comme tentative de réflexion sur la valeur de la mise en page. Mais au-delà de la simple représentation, il existe des relations entre mots et images dans leur nature poétique.
Pour René Magritte, peintre belge du début du XXème siècle, la problématique se pose sur un nouveau plan et prend une autre dimension. Ses œuvres apparaissent comme un méta discours et le peintre semble proposer une redéfinition de l’art de peindre dont la production actuelle est encore largement empreinte.
Le tableau qui a pour titre « La trahison des images » (1929) prend le problème à la base. « Une pipe est peinte de la façon la plus reconnaissable, c’est-à-dire non pas comme nous la voyons, mais comme on a l’habitude de la représenter » dit Michel Butor, dans Les mots dans la peinture, [elle] est accompagnée de ce commentaire : -ceci n’est pas une pipe ». L’artiste met aussitôt en lumière « l’espace de dissemblance ». Dans « La clef des songes » (1930), il reprend le fil de son discours en déclarant : « ceci n’est pas un œuf mais l’acacia ». La problématique s’affine donc dans les termes puisqu’à l’article indéfini « une » (pipe) répond l’article défini « l’ » (acacia).
Le peintre montre que « tout tend à faire penser qu’il y a peu de relation entre un objet et ce qui le représente » (c’est une des aphorismes de la bande dessinée qu’il réalisa pour le numéro douze de la Révolution Surréaliste). L’art n’est pas mimétique mais répond à des codes de représentation que Magritte récuse, avec humour.
Après la trahison des images – espace ouvert par le « ceci n’est pas… » -, intervient la trahison des mots : « un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux ». Si dans un premier temps il y a dissemblance entre l’objet et sa représentation, il y a maintenant dissemblance entre l’objet et son nom. C’est la mise en cause de l’arbitraire du signe, la dissemblance entre le signifiant et le signifié. Les codes picturaux ainsi que les codes linguistiques sont remis à leur place d’usages. M. Butor dénonce cette évidence (p 21) : « elle ne peut-être [l’image d’orage] qu’un emblème choisi parmi d’autres possibles énumérables (…) pour permettre une bonne discrimination… ». Il s’agit d’une appellation choisie sur l’axe paradigmatique des signes.
Magritte remet en question également et non seulement le nom des choses mais aussi la représentation des choses nommées. Le choix arbitraire dénoncé se situe à présent sur l’axe paradigmatique des représentations, et c’est l’image qui est en défaut par rapport à son nom : on appelle « la lune » et l’image est un soulier de femme. Le mécanisme réside essentiellement en une substitution d’images. Les causes peuvent être au nombre de trois : le rêve, le « hasard objectif » et la « réponse imprévue ».
Privé du critère mimétique, l’art s’affirme comme associatif. L’image doit provenir d’un travail intérieur mental et instinctif et doit correspondre à une vérité personnelle. Peindre consiste en une dialectique entre le monde visible et le monde caché. Aussi le moment privilégié (le plus proche et le plus familier de notre expérience) est celui du rêve. Il n’est pas certain que Magritte ait été en parfait accord avec les théories freudiennes. Cependant les découvertes de Freud ont inspiré largement le mouvement surréaliste. L’inconscient peut éclairer le décalage qui existe entre le mot et l’image selon les trois principes de la psychanalyse : condensation, symbolisation, déplacement. Chaque case de « La clef des songes » pourrait se lire : si vous voyez en rêve un œuf, comprenez acacia. Chacune des six alvéoles pourraient donc s’interpréter selon la théorie de la « science des rêves ». Michel Butor traduit : « si j’ai rêvé chapeau, alors j’ai pensé neige, c’est naturellement parce que je ne voulais pas savoir que je pensais neige ». Pour ce dernier, il s’agit d’un refus : « le chapeau représente donc tout ce que, dans mon expérience de la neige je m’efforce d’exclure lorsque je prononce son nom ». Il y a refoulement, exclusion et substitution d’une image par une autre. Quoi qu’il en soit, il est vrai que le rêve est ouvertement impliqué dans « L’art de la conversation » (1950). M. Butor y a vu un tableau à la gloire du rêve qui rappelle un vers de Baudelaire : « Je suis belle, ô mortel comme un rêve de pierre ». On peut voir les mots se détacher des blocs de pierre comme pour renvoyer à leur référent : Je suis belle : Ève ; O mortel : trêve ; Comme un rêve : rêve, rêver… ; de pierre : représentation des pierres…
A partir de l’inconscient, on peut alors penser au hasard objectif qui, selon l’expression d’André Breton, est « de cette sorte de hasard à travers quoi se manifeste encore très mystérieusement pour l’homme une nécessité qui lui échappe bien qu’il l’éprouve vitalement comme nécessité ». Magritte raconte dans une interview (1960) comment il peignit « Le rossignol », et comment d’étranges coïncidences sont venues « télescoper » le tableau à travers la réalité : l’inspiration lui est venue par une toile dont le peintre s’appelait Signol (il ne le savait pas) et la gare qu’il peignit avec Jéhovah s’appelait en fait « Josaphat ».
A ces expériences de demi-sommeil et de « hasard objectif » s’ajoutent certaines hallucinations visuelles. En effet pour « Les affinités électives » (1933-34), l’artiste déclare dans La ligne de vie II, comment « une magnifique erreur [lui] a fait voir dans la cage un œuf au lieu de l’oiseau ». L’image s’est imposée d’elle-même comme une nécessité. Le tableau « La réponse imprévue » montre la recherche d’une coïncidence plus précise, une volonté de faire se rencontrer le vécu et sa projection, c’est-à-dire : le tableau. Dans « La clef des songes » le marteau peut être la réponse imprévue au mot « désert » ou l’emblème oublié du désert. L’image est une réalité intérieure ou extérieure qui s’impose comme vérité. Le processus se déclenche grâce à la liberté donnée à l’individuel, à l’accidentel, au particulier, comme valeur du réel, contenant de l’irréel. Aussi l’art cesse d’être une vérité générale, immanente et intemporelle. Sa fonction devient exploratrice non du visible mais de ce qui se cache dans l’apparence.
La clef du mystère peut logiquement se chercher dans le titre. Dans « L’art de la conversation », le titre semble mettre en scène le dialogue entre Magritte et Baudelaire incarnés par les deux petits personnages au pied de l’édifice en train de bavarder, et à travers la citation qui sous-tend le tableau. La structure syntaxique du titre est toute aussi classique que la facture picturale du tableau. Toutefois, le titre peut se révéler être un « faux titre » ou une clef qui n’en est pas une. On sait que Magritte jouait avec ses amis à intituler les tableaux achevés. Des titres saugrenus, mystificateurs ou simplement beaux, fusaient alors ! Ils pouvaient faire référence à l’histoire de leur art comme le tableau de « La Joconde » (1960) qui reste toute aussi énigmatique que le sourire de Mona Lisa (1503-06). En revanche, ces réunions pouvaient représenter des baptêmes mystiques, en quelque sorte, qui tendaient à convoquer le pouvoir évocateur de l’œuvre afin de lui donner un de ses sens possibles. Le travail sur le titre est encore un jeu sur les mots, en ce sens qu’il n’est qu’à moitié sérieux. Et cependant la part d’arbitraire invoquée est encore une façon de découvrir le « mystère du monde », un moyen de traquer l’expression la plus juste.
Selon les conceptions de Magritte, la peinture n’a pas de finalité en soi, elle n’est qu’un instrument. Le peintre avait une méfiance fondamentale et voisine de l’hostilité à l’égard de l’art ! Il déclarait volontiers : « il faut que la peinture serve à autre chose que la peinture ». Et c’est pourquoi il était si proche de l’esprit surréaliste qui selon lui « n’est pas une esthétique, c’est un état de révolte qui ne doit pas être confondu avec l’irrationnel… ». De même, il pensait que « l’art n’est pas la raison d’être du surréalisme : s’il l’utilise, c’est comme un moyen de penser » (p 30 J. Pierre, Magritte). Ce qui est nouveau n’est pas que l’art soit considéré comme un moyen de voir le monde mais comme un moyen de penser le monde.
On a pu dire que les peintres académiques « représentaient » et que les impressionnistes « ressentaient ». Les peintres actuels considèrent que « penser l’art » est l’expression d’une finalité artistique en soi. Magritte au milieu de ces mouvements picturaux peint le monde intérieur : ses tableaux sont les reflets de la réalité surréelle ou de la surréalité réelle. L’artiste s’accorde avec Breton pour dire que « la surréalité serait contenue dans la réalité même et ne lui serait ni supérieure ni extérieure. Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu » (p 92), et « la pensée doit devenir visible dans le monde » (p 85, J. Pierre, op cit).
Si le surréalisme est une révolte, René Magritte n’a pas révolutionné la forme mais le fond. En effet, la facture est classique, elle est figurative. Excepté pour la période « Vache » et « Impressionniste en plein soleil », le peintre respecte les règles de la représentation. C’est dans le fond qu’il a voulu révéler quelque chose de neuf. Le respect d’une forme traditionnelle lui a permis de faire avaliser ce qui était le plus déroutant. Magritte avec ses compositions surprenantes voulait obtenir une image qui résiste aussi bien à toute explication comme à l’indifférence. Cette période, aux environs de 1930, reflète une préoccupation intellectuelle de l’artiste quant à l’usage des mots dans la peinture. C’est un acte de parole. Magritte poursuivait le choc créé par le surréalisme et son apport à l’art est indubitable.
Etude de trois tableaux:
Pour un dialogue entre l’art et la pensée de l’art, une rhétorique du style:
« La condition humaine » (1933), « La clef des champs » (1934) et « La cascade » (1961) s’inscrivent dans un mouvement de pensée situé dans la période intitulée « l’usage de la parole » (1930). Si « La cascade » a été peinte bien plus tard que les deux autres, le tableau semble pourtant marquer une étape qu’il convient de remettre à sa place.
En effet, depuis 1928 avec « la tentative de l’impossible », le peintre René Magritte met en scène explicitement la présence de l’art dans le tableau, avec ses outils et ses accessoires : chevalet, toile, peinture. Le peintre attire l’attention sur la présence implicite de l’art (sa fonction) et son dialogue tient du discours méta pictural.
Les trois tableaux cités en référence représentent un paysage, sujet banal que Magritte affectionnait parmi les thèmes du quotidien. De même que le thème est traditionnel, la forme est classique. L’intérêt se déplace alors sur le fond. L’attention est appelée ailleurs, sur le pourtour du tableau, sur la mise en scène du sujet.
« La condition humaine »et « La clef des champs » placent le spectateur dans une pièce et le regard passe à travers la fenêtre.
Les fenêtres sont identiques, une barre transversale les coupant aux deux tiers, elles sont surmontées dans le tiers restant par des bords arrondis qui encercle la vitre.
Les montants sont gris et le tout est encadré par une paire de rideaux marrons posées à l’aide des ronds sur une tringle en bois, façon rustique.
Dans ces deux tableaux, la nature est vue par le spectateur à travers le cadre d’une fenêtre. De plus, pour « La condition humaine », la toile est posée sur le chevalet.
Dans « La cascade » c’est elle qui entoure le chevalet.
Le tableau posé dessus fait office de fenêtre (comme pour les deux premiers) sur la nature peinte, vue par le spectateur.
D’ores et déjà, les deux chevalets placés au centre de la composition posent l’art en tant que sujet. Il n’est plus seulement un intermédiaire, un moyen invisible ou transparent au service de l’art, il est l’objet de l’art. Le peintre balise sa démarche. Dans « La clef des champs », il n’y a pas de chevalet, la vue porte directement vers l’extérieur et dans « La cascade », la toile est envahie par le sujet qu’elle est censée montrer. Dans « La clef des champs », le chevalet ne se trouve plus devant la fenêtre et pourtant on peut constater sa présence, à la place de la vitre, comme dans « La condition humaine », grâce aux débris du carreau. Ils ne sont pas transparents comme du verre. Les morceaux représentent le même motif de la nature qu’ils cachaient, avant de se briser. Le regard doit se poser sur les pieds du chevalet pour découvrir sa présence comme sur les zébrures de la vitre et les couleurs sur le bris de glace pour comprendre ce qui s’est passé. Dans « La cascade », les feuilles ne sont pas dessinées sur le papier peint du mur devant lequel est posé le chevalet. Les feuilles débordent sur la toile et rejoint le motif peint. L’histoire que porte la toile n’est plus un simple paysage mais une anecdote, une suggestion ou pensée.
La fidélité du motif peint à son modèle réel est indispensable pour permettre la confusion et la fusion, afin d’inaugurer l’avènement de « la poésie visible ». Il s’agit de faire surgir dans le monde extérieur tout un monde intérieur. La perspective et l’œil traversent la pièce de part en part et le point de jonction est le tableau (la vitre brisée, pour « La clef des champs »). L’arbre représenté sur le tableau dont on voit les feuilles est situé derrière le tableau, à l’extérieur de la pièce. Pourtant, il trouve sa place à l’intérieur de la pièce, sur le chevalet (figuré par la vitre). Selon Magritte, c’est ainsi que nous voyons le monde. Nous le voyons en vrai et en représentation, de façon palpable et en pensée.
Il en est de même pour le temps et l’espace qui « perdent alors ce sens grossier dont l’expérience quotidienne est seule à tenir compte » (La ligne de vie II). Le praticien de l’art a des « mobiles » qui déstructurent la vision parcellaire, successive que nous avons de la peinture. Il voit de façon plus spontanée et simultanée. Les tableaux étudiés mêlent précisément cet intérieur/extérieur, ce passé/présent au cœur de sa peinture, pour que la réalité soit tout aussi « fiable ou tout aussi peu » que l’art ! (J. Pierre, Magritte). La peinture a une autre finalité que celle d’être artistique, elle est porteuse de quelque chose que l’on ne doit pas imposer pour autant mais que l’on doit ressentir au plus profond de son être. La peinture sert de passage (intérieur/extérieur) entre le monde caché et le monde visible.
Une dialectique s’instaure. Le tableau met en scène un tableau. Il lui donne (il se donne) un autre sens que celui d’une imitation de la nature. Il n’en est pas la simple émanation, il peut s’y substituer comme on substitue un mot à un autre. Il n’est plus son équivalent, il est la métaphore poétique de la nature. Magritte, avec « le plus grand art [qui] est celui qui arrive à se faire oublier comme tel » met tous les atouts de son côté : il réussit une facture simple, ressemblante, une perspective guidée habilement vers un dialogue qui prône une nouvelle manière de voir et de peindre. La métaphore se détache sur la nature par un mince filet blanc barrant l’horizon, un tout petit décalage sur le rideau, trois pieds et la barrette supérieure d’un chevalet. En contrepartie l’arbre peint cache l’arbre réel, le chemin se prolonge de part et d’autre et les nuages dépassent de la toile ou s’y aventure grâce à un nouveau souffle. La fiction se superpose à la réalité. Si l’on considère la racine grecque du terme « métaphore », la valeur de transposition prend alors tout son sens.
Pour rester dans le champ des tropes, « La cascade » peut se comprendre comme une métonymie. Alors que la métaphore donne au mot le sens qu’on lui attribue par une comparaison ou une analogie explicite, la métonymie est une « figure du langage dans laquelle un concept est dénommé au moyen d’un mot désignant un autre concept qui entretient une relation nécessaire ». « La cascade » est l’image de l’art dans la nature, dans la réalité. La toile représente une partie de ce tout qu’est la nature. Le tableau entretient donc cette relation nécessaire avec le monde. Il est un élément qui, dépassant sa fonction première de métaphore (comparaison) devient une composante (une partie). Magritte justifie ainsi son art dans son essence profonde, et sa fonction découle de sa nécessaire présence au monde. « La cascade » quant à elle, fait figure de synecdoque : les feuillages se chevauchent sans limites précises et la perspective découvre une autre relation nécessaire : celle du contenu et du contenant, la matière pour l’objet… Le contenant (l’art représenté par la peinture, le chevalet, la toile) échange sa place avec le contenu (le paysage et le bosquet d’arbres, le feuillage).
Magritte semble poser la question : l’art est-il la cause du monde ou bien l’effet de celui-ci ? L’artiste lance un appel à « dépasser le cadre » et tend vers ce que l’on pourrait appeler une plus vaste méditation.
« La clef des champs » semble plus simple et plus complexe à la fois. Le tableau s’apparente à une figure, unité minimale de style, qui associe deux signifiants à un signifié : la nature et l’art sont deux représentations d’une même réalité.
Tout d’abord, le paysage peint sur la vitre brisée se superposait au paysage réel qu’il représentait : les deux mondes (intérieur/extérieur), celui que nous croyons voir et celui que nous ressentons se sont entremêlés et le dialogue entre la nature et l’art a rendu le lien visible. Magritte a brisé la vitre et a fait voler en éclat l’illusion selon laquelle ils étaient distincts. En effet, les morceaux de décor peint sur le carreau de la fenêtre ne se sont pas désolidarisés de ce qu’ils représentaient. La peinture reste visible sur les morceaux dénonçant l’acte violent qui a eu lieu. Cependant, si les débris jonchent le sol, ils ne perturbent pas la vision du spectateur qui à part quelques zébrures, continue de voir le même paysage. L’art reste uni à la nature, l’art fait partie de la réalité, l’art est la continuation du monde.
L’art ne cache pas la réalité, il la dévoile. Si l’art n’est plus un écran, cette ombre portée, reflets de la réalité projetée sur les parois de la caverne platonicienne, Magritte peut jouer avec les sens, dans la profondeur et la diversité. « Un objet fait supposer qu’il y en a d’autres derrière lui » (Les mots et les images) et même si ce n’est pas le cas, notre vision linéaire et frontale ne peut pas nous assurer du contraire. Dans notre monde à trois dimensions, la réalité a plusieurs facettes que notre œil est incapable de voir de prime abord. La perspective dans la peinture classique rétablissait la profondeur de champs. Le cubisme a exploré d’autres comportements vis-à-vis de cette question.
Le titre de ces œuvres n’est pas une explication toute faite. Il faut encore le décrypter. Ils sont issus très largement de l’émotion, sensuelle, intellectuelle ou capricieuse de l’artiste. Le titre de « La condition humaine » arrive donc comme une définition ou comme une suggestion. Qu’elle soit philosophique ou littéraire, la référence est clairement attribuable à André Malraux dont l’un des livres porte ce titre. L’échange entre le tableau et son titre concoure à une nouvelle dissertation sur la vie.
« La cascade » insère l’art dans la nature comme une partie d’elle-même, la peinture s’inscrit dans la réalité comme une partie du grand tout. L’œuvre unit les deux parties par une mise en abyme de l’œuvre dans l’œuvre dont le titre se fait l’écho. L’image de la cascade de l’eau se fond dans celle de la verdure et le feuillage extérieur est source du feuillage que l’on retrouve à l’intérieur. La métonymie de la cause et de l’effet parachève le discours que tient à lui tout seul le tableau présenté. La naissance du particulier (la feuille) dans le général (la frondaison) et inversement, revient à se demander lequel est à l’origine de l’autre ?
Enfin, « La clef des champs » associe à la vitre brisée l’idée de l’évasion. Les champs n’ont pas de clef, au contraire, ce sont des espaces ouverts, étendus, sans portes, que l’on ne peut pas mettre « sous clef » ! « Prendre la clef des champs » est l’expression populaire qui signifie qu’il existe une clef symbolique qui permet de sortir (de l’intérieur pour aller vers l’extérieur) dans les champs. Le sens propre est contenu dans le sens figuré : la clef représente l’ouverture possible, le moyen de dépasser un obstacle, la connaissance et la possession du « sésame ». La clef donne la capacité de s’approprier ce qui se trouve de l’autre côté de la porte. Le titre ainsi choisi dégage toute la poésie contenue dans le secret, la découverte, la liberté…et la réunion harmonieuse de la surréalité (la peinture et son objet rêvé) avec la réalité (le monde vécu).
Par ailleurs, les images ont introduit une notion de mouvement alors que la reconstitution de la scène s’est opérée mentalement. S’il y a eu évasion (pas une simple sortie, puisque l’éclatement de la vitre dénonce une violence de l’acte, mais de quel acte ?), il y a eu mouvement car le regard sort du premier plan pour s’engouffrer dans l’arrière-plan. C’est à ce moment que nous constatons que les bris de glace se trouvent du côté intérieur de la scène, dans la pièce, devant la fenêtre donnant sur l’extérieur. Sous la force de la poussée, les éclats aurait dû être projetés dehors et nous ne les verrions pas. Le regard revient donc en sens inverse vers l’intérieur de la pièce comme s’il y avait intrusion ou invasion, et non pas évasion. Le mouvement de la pensée suit le mouvement du regard : que s’est-il vraiment passé ? Les deux champs réunis ne sont-ils que les deux champs de la vision ? Et la clef est ce qui permet de les réunir : c’est-à-dire l’art ? Le titre nous conduit sur une piste (l’œil s’évade) qu’il détourne (le regard rentre). La réunification des univers, pas si opposés que ce que l’on croyait, est finale.
Mais le temps a passé entre « La condition humaine » et « La clef des champs ». Pour « La condition humaine », les teintes sont chaudes et le jour se lève alors que pour « La clef des champs », les nuances sont bleutées et crépusculaires, la toile est peinte à la tombée de la nuit. Cette durée est-elle donc nécessaire pour que notre « condition » nous donne la « clef » ?
Les trois scènes, choisies pour leur dialogue matériel et immatériel avec l’art, constituent les volets d’un triptyque dans le questionnement de l’artiste. Dans les œuvres considérées, la puissance des images (au sens propre et figuré) a démontré que l’art est une réalité poétique dont les tropes (métaphore, métonymie, synecdoque) révèlent sa nécessaire présence au monde et sa nécessaire fonction.
La notion de clef suggère une porte. Magritte lui préfère une fenêtre. Les fenêtres sont nombreuses dans la peinture de Magritte. A l’instar de la porte, la fenêtre constitue la fermeture et l’ouverture (l’obstacle et le passage) entre deux mondes, deux réalités qui se ressemblent, s’imitent, se superposent et éclatent, éventuellement. Mais la fenêtre avec sa vitre possède cette transparence qui fait coïncider les deux mondes (la porte est opaque) par le regard qui s’y projette. Le monde n’est pas caché, il attend qu’on le voie. Même le carreau peint ne masque pas la réalité, il la reproduit jusqu’à ce que l’on en dépasse la représentation, pour que la réalité nous rejoigne, par une action sinon violente mais flagrante. Que l’on reste à l’intérieur ou bien que l’on sorte par le passage ainsi pratiqué, il ne tient qu’au spectateur de choisir. Entre temps, la vision s’est éclaircie pour atteindre la vérité.
Devant chaque tableau, le spectateur peut, soit se laisser imprégner physiquement par l’œuvre, soit laisser vaquer son imagination dans les pas du peintre. Toutefois, Les figures de style qui ont été dégagées sont devenues emblématiques de la peinture de Magritte. D’une manière ou d’une autre, le spectateur sera porté par la vision poétique, humaniste et philosophique de l’artiste. L’art de Magritte est au service du monde (facture classique / mimesis) et à celui des idées qui font le monde (dépassement du réel, recherche de vérité). Le projet surréaliste est ambitieux, ne serait-ce que par son nom. Pour René Magritte « le Surréalisme, c’est la connaissance de la pensée absolue » (1965). La visée du peintre est donc à la mesure de celle du mouvement artistique dont il se réclame.
La peinture de René Magritte est productrice de tant de sens – mon interprétation en est une recherche parmi d’autres – qu’elle représente encore aujourd’hui un capital inépuisable qui assure à l’œuvre son propre renouvellement.
Pour une sémiologie de l’art.
Nombreuses sont les interférences entre les arts et particulièrement entre la peinture et l’écriture : des écrivains écrivent (sur la peinture : Mon salon-Manet de Zola, qui incarnera aussi un personnage de peintre avec Lantier (Cézanne) dans L’œuvre), et peignent (Victor Hugo, Michaux, Cocteau, etc.) ; des peintres écrivent (Léonard de Vinci) ; des duos se forment (Manet-Mallarmé), et la peinture fournit à l’écrivain un cadre, des scènes pour construire le sujet d’une fiction (Aragon et Matisse) et des techniques (voir essai “Colette Impressionniste” ici).
Si un tableau mélange mots et images (Magritte), l’un remplaçant l’autre (exemple : « Je ne vois pas la femme [image de femme] cachée par la forêt »), il peut se lire selon des codes et tenir un discours au spectateur (« La condition humaine », etc.). Si le texte peut donner une perception visuelle au lecteur (le mot rouge nous fait voir la couleur rouge, nous fait ressentir la chaleur du rouge…), les couleurs invoquées irriguent le texte comme une toile.
Paul Valéry disait que l’« on doit toujours s’excuser de parler peinture » mais pensait qu’ « on a de bonnes raisons pour ne pas se taire ». C’est effectivement à partir de ce paradoxe dogmatique fondé sur la difficulté de parler d’un langage qui n’est pas composé de mots que le problème de la traduction inter-sémiotique se pose. Si le discours sur l’art et la critique littéraire sont donc anciens, un discours sémiologique est apparu qui s’occupe de rendre compte des relations entre systèmes de signes.
Nous savons depuis les surréalistes que le tableau s’entoure de mots (étiquette, titre, signature) et les introduit dans l’œuvre picturale (affiche, livre, lettre). Michel Butor y a consacré un ouvrage intitulé : « Les mots dans la peinture ». Le dialogue entre les mots et les images dépasse le commentaire. La question se pose de savoir jusqu’où peut aller la dépendance du visuel au linguistique, et inversement alors que des théoriciens comme Louis Marin, Jean louis Schefer et Jean Paris s’attaque à une « syntaxe du visible ». Il est certain qu’entre « une absolue coïncidence » et « l’impossibilité d’un divorce total »[1], il convient de s’interroger sur la parenté qui existe entre les différentes formes d’arts, expressions variées d’une émotion commune. La lecture d’un tableau, l’activité méta-picturale du peintre et le texte en représentation concourent à dégager l’échange entre ces deux arts et leur mutuel soutien. Les termes s’échangent d’un art à l’autre. Une communion de pensée semble se dégager d’une conception analogue de l’art. Oscar Wilde disait que « ce n’est pas l’art qui imite la nature mais la nature qui imite l’art ». On n’est pas loin de Magritte dont la rhétorique du style exploite la mimesis comme moyen et non comme but afin de construire un méta langage pour l’expression d’une pensée métaphysique sur l’art.
Jean Paris rappelle que la vue est fragmentaire et opère sur le mode d’une synecdoque. Le signe, résultat de l’opération intervient dans sa relation au référent selon le système dans lequel il s’insère. J. Paris détermine donc les catégories du signe en trois principales : les signes iconiques qui ont un rapport de similitude avec le signifié sont des paradigmes de ce référent ; l’indice à un rapport de contiguïté avec son signifié et remplit une fonction métonymique ; quant au signe linguistique, symbolique, il opère sur le mode du syntagme. En conséquence, il s’avère que tout signe est partiel et métaphorique d’une réalité qui le déborde. E. Cassirer écrit que « le monde n’est pas seulement compris et pensé par l’homme au moyen du langage ; sa vision du monde et sa façon de vivre cette vision sont déjà déterminé par le langage ».[2] D’autre part, « l’œil est l’organe de tous les sens et le sens de tous les organes »[3] et de ce fait, l’expérience perceptuelle a priorité sur sa propre explicitation. Le problème posé en ces termes paraît être une aporie. Pourtant, il semble intéressant de mettre en parallèle les ressemblances et les dissemblances afin de déterminer par de là la structure apparente, la structure profonde. Nous avons déjà pu mettre en évidence certaines de ces affirmations dans nos précédentes études (Magritte, Colette), une synthèse semble donc pouvoir se dégager.
La première constatation est que tous les systèmes de signes reposent sur la vision et que celle-ci implique un choix, « un pari sur l’interprétation la plus probable »[4] du monde qui nous entoure. Le langage pictural comme le langage scriptural construit le champ de vision de façon à le reconnaître selon ses codes et la cohérence qu’implique la transmission du sens conduit de la même façon à une restriction des possibles. Par conséquent, la peinture comme l’écriture est le reflet d’un certain regard et l’image manifeste (tableau, texte) est l’expression d’un processus isomorphe qui, de ce fait, peut s’approcher de façon simultanée et mixte. La « lecture » d’un tableau est la reconstitution de la chaîne sémantique selon le déchiffrement des signes placés dans l’œuvre. Les différentes lectures possibles montrent, comme pour un texte, la littérarité de l’œuvre picturale et justifient le fondement de la critique générative.
Un tableau peut donc se déchiffrer comme un texte et les outils que les sémiologues emploient relèvent de la linguistique puisque la structure profonde de ce langage est sémantique. L’art pictural s’est affranchi petit à petit des conceptions empiriques qui jusqu’alors définissaient le domaine de l’art. Le tableau met en place une chaîne syntagmatique dont les signes iconiques se lisent au sein de l’ensemble. Le tableau contrairement au texte littéraire qui est linéaire se donne en son entier. Cependant si l’impression est immédiate, le tableau engage à une seconde approche, partielle et successive au cours de laquelle le regard circule selon les chemins ménagés dans l’œuvre par l’artiste (perspective, structure et composition du tableau, couleurs et ombres, etc.). En effet, l’artiste exploite des axes de lecture (parallélisation et perpendicularisation chez Giotto, selon J. Paris).
Il est possible d’emprunter des termes artistiques afin de montrer une esthétique romanesque chez certains écrivains. La plupart d’entre eux, très tôt ont employé le vocabulaire des peintres pour parfaire leurs descriptions au cœur d’un récit. Colette emploie des termes mais aussi des procédés artistiques transposés en écriture dans leur essence. Le flou, le dégradé, le pastel, etc. sont autant de procédés communs aux deux arts que le mode de transcription va rapprocher, pour une vision similaire. L’écrivaine métamorphose le texte écrit en spectacle vivant. Les procédés artistiques de Colette et la technique du fragment notamment, caractérisent son écriture en intervenant d’abord dans l’instance descriptive, puis psychologique et enfin, narrative du roman. Les touches de couleur à l’instar des taches de peinture chez les peintres pleinairistes (en particulier mais pas seulement) sont immédiates, subtile et progressives. Le personnage se dessine au fur et à mesure que ses contours se dévoilent, se répètent et évoluent dans le roman à la manière des couches successives d’une aquarelle, gouache ou huile, posées successivement pour construire le sujet. L’écrivain bâtit le motif sur le fond avant d’ajouter les détails révélateurs auxquels s’ajoutent les signifiants associés à la dite couleur. De surcroît, la lumière et les ombres portées s’organisent afin de recréer une ambiance qui sous-tend des ramifications émotionnelles.
Ce style d’écriture repose sur la pratique de l’effet. En exploitant des procédés tels que l’hypotypose et la diatypose par exemple, l’artiste travaille sur l’implicite et cultive l’insolite. La vision simultanée en peinture se pratique par juxtaposition en écriture. Il rompt l’axe linéaire du texte pour s’assimiler à la perception globale de l’œuvre. La ponctuation est un outil qui permet à l’écrivain de fondre ou pas, la mosaïque des mots de la même façon que la fusion optique des éléments colorés opère dans la peinture. La mimesis et l’objectivité sont rejetées au profit du subjectif et du poétique. Les impressionnistes se sont séparés des peintres réalistes, académiques et figuratifs de la même façon que des écrivains se sont éloignés des naturalistes comme Zola. La perspective du tableau et du livre dévoile la présence du regard personnel de son auteur tout en laissant la liberté à celui du spectateur/lecteur de le rejoindre. Le statut de l’art a changé et les valeurs se sont déplacées. La notation du particulier prévaut sur le « message », le fugitif sur l’intemporel. L’harmonie et la beauté poétique se cherchent dans ce petit quelque chose de momentané et d’éternel que sublimait Baudelaire.
[1] J. Paris, Lisible-visible, Essais de critique générative, Seghers-Laffont, Change, p 96.
[2] E. Cassirer, Essais sur le langage.
[3] J. F. Lyotard, Désirévolution.
[4] J. Paris, op cit.