
Rencontre avec Edouard Glissant
Rencontre avec Edouard Glissant, le créole et la Poétique…
Alors que j’étais assistante de français à l’université de Macalester, dans le Minnesota – un état situé dans le Midwest des États-Unis -, je rencontrai Édouard Glissant.Après les interventions publiques, je fis plus amplement sa connaissance lors de la réception donnée par la maison Française, dont j’étais également la co-directrice. Nous sympathisâmes et je décidai, avec sa recommandation, de préparer une thèse de doctorat sur le concept des écritures subversives.
Par conséquent, l’année d’après j’ai traversé les États-Unis du nord au sud en descendant le Mississipi, du Minnesota jusqu’en Louisiane, pour m’inscrire à l’université d’état (LSU : Louisiana State University) où Édouard Glissant dispensait des séminaires sur Saint John Perse et l’exil. Cette thématique pouvait être proche d’un homme qui revendiquait son antillanité en même temps que son appartenance à un « Tout-Monde » (pensée qu’il parachèvera un peu plus tard).
J’eus l’occasion aussi de connaître Édouard Glissant en famille, dans sa maison de Baton Rouge où je rencontrai sa femme Sylvie qui m’accueillit gentiment, et leur fils Mathieu encore tout petit. Je garde l’image d’un homme généreux dans sa pensée, dans ses paroles et dans sa vie.
C’est donc ainsi que je me retrouvai dans le sud des États-Unis. Le hasard ( ?) m’ayant fait côtoyer des gens du Québec (voyages), de la Martinique et de la Guadeloupe (rencontres), du Maghreb (conférences), de la Côte d’ivoire (un professeur) et de la Réunion (relations) et que je m’intéressai aux métissages – ou tramages – de la langue française, dans ces territoires éloignés de la métropole et du modèle de sa capitale. Je me proposai d’explorer sur le plan linguistique, psychologique et philosophique, le champ notionnel du « bilinguisme » francophone.
J’avais compris que le concept même de mélange, produit d’une opacité bénéfique opposée à une transparence réductrice du langage, était le résultat d’une double culture et la genèse d’une nouvelle forme d’expression.
Ayant assisté à la présentation de trois conteurs créoles et à l’exubérance d’une oralité qui s’opposait à un discours linéaire et progressif, je compris encore que c’était de cette démarche ancestrale que l’écriture, la poétique et la pensée d’Édouard Glissant se réclamaient.
À l’instar de l’écrivain, devenu mon professeur et mentor, je me passionnai pour une démonstration qui consistait en une incitation à repousser les limites du langage et des frontières, ainsi qu’à amorcer de nouvelles conceptions multiculturelles. Dans un monde où le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, le terrorisme et bien d’autres mots en « isme » ne cessent de sévir, je me demandai si mon projet n’était pas utopique, car le mélange des genres, des origines, des parler ou des croyances a tendance à être perçu comme étant de l’ordre…du désordre, par les hégémonies en place.
Cependant, c’est avec enthousiasme que je me penchai sur la pensée d’Édouard Glissant dont l’écriture reste un peu difficile d’accès quelquefois. Rebelles mais créatifs, les écrits glissantiens posent les prémisses d’un avenir au cœur d’une mémoire partagée. Je rends hommage à l’homme comme à l’écrivain dont la pensée marquèrent les miennes, et qui reste, à l’image de papa Longué, cet « abîme d’ombre et de légèreté, cette immobilité patiente », Le quatrième siècle, Édouard Glissant.
Je quittai les États-Unis pour un semestre de recherches. Je comptais interviewer A. Khatibi, romancier et sociologue marocain, rencontré au cours des colloques organisés à LSU où j’étais devenue assistante-étudiante (intervention sur « Bilinguisme et littérature au Maghreb »). Il m’avait invitée à venir le rencontrer à l’université de Rabat. Des problèmes familiaux ont fait que je suis restée en France, et quelque temps plus tard, Édouard Glissant est parti enseigner à New York.
Édouard Glissant a eu cette formule, après qu’ils se furent rencontrés, lors d’un entretien réalisé le 6 février 2007 pour le journal l’Humanité : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde! » que je cite ici, en accord total.
Edouard Glissant, Professeur à l’Université de Louisiane, directeur du centre d’études françaises et francophones, directeur du centre d’études martiniquaises et écrivain de renommée internationale, en conférence à l’Université du Minnesota fait la présentation de son nouveau livre intitulé : Poétique.
Tout d’abord, quelques définitions de ce qu’il appelle “poétique” sont non seulement nécessaires mais essentielles pour comprendre l’idée d’Edouard Glissant :
Poétique libre: toute tension collective vers l’expression d’une collectivité qui ne s’oppose à elle-même ni au niveau de ce qu’elle veut exprimer ni au niveau du langage qu’elle met en oeuvre.
Langue: pratique commune pour une collectivité donnée, confiance et méfiance vis à vis de la langue ou des langues que cette collectivité utilise.
Poétique naturelle: c‘est le corps social qui la produit. Au Moyen-Age / Renaissance, Rabelais conteste de l’intérieur et invente une nouvelle forme à contre courant, il entre dialectiquement dans le processus d’appropriation de la modernité auquel il appartient, comme Céline au XXe siècle.
Poétique forcée-contrainte: toute tension collective vers une expression qui se posant, s’oppose du même coup au manque par quoi elle devient impossible, non en temps que tension toujours présente mais en temps qu’expression jamais accomplie.
Poétique forcée: quand les éléments sont projetés de l’extérieur (influences), imposition à une société qui constitue son nouveau corps, intrusion des sociétés coloniales.
C’est grâce à ces définitions, reprises au discours antillais (p 236), – et en précisant qu’en ce qui concerne les Antilles, comme il existe une langue d’origine, le français, élément extérieur importé s’impose mais n’efface pas cette langue d’origine – , que nous comprenons comment Edouard Glissant a développé son concept de créolité et plus précisément d’Antillanité.
Son nouveau livre va cependant plus loin et montre comment, du concept même de mélange, de mixité et de ce qui s’ensuit, à savoir plusieurs référents, une opacité est produite.
Il fait l’apologie de cette opacité en tant que résultante inévitable à une double culture ou une a-culture, qu’on le prenne positivement ou pas, et en tant que genèse d’une nouvelle forme d’expression. Il met cette opacité en contradiction avec la transparence.
Ses ouvrages, comme Mahogany, et ses poésies sont des exemples de la mise en pratique de ces opacités en action. Il reprendra cette idée qu’il mènera à son point culminant dans une autre conférence peu après.
L’oraliture:
Nous attendions la visite de Raphael Confiant, mais celui ci vient de recevoir un prix pour son dernier livre : Eau de Café . Il n’a pu honorer son engagement à la conférence de ce jour.
En revanche, nous avons écouté la conférence de J. Bernabé, agrégé de grammaire, chercheur au centre d’études martiniquaises, qui a commencé par nous exposer quelques bases du créole.
Les langues créoles sont des compromis ente des idiomes pré-existants. Elles sont un exemple de comment la synthétisation des langues peut se faire. Elles se pervertissent rapidement et se dépassent aussi vite. Elles n’apparaissent que dans des situations bien particulières : 1-des plantations et 2-de francophonie. Dans le cas des plantations sans francophonie, dans la zone côtière du Brésil et de Colombie, il n’y a que qu’à Curacao où il existe le Rapiamento. Dans le cas de la francophonie sans plantations, il n’y a qu’en Afrique, à l’exception du Cap vert que le Criollo a vu le jour.
Ailleurs, et quelque soit la distance qui les sépare, de la Martinique à la Guyane ou aux Seychelles, à la Réunion en passant par la Guadeloupe, Haïti ou la Louisiane, le créole existe de manière pratiquement identique. Ce phénomène est dû à la concentration des locuteurs de même langue auxquels le seul apport linguistique est celui des marins itinérants et des maîtres français. Le français n’était pas aussi fixé que l’espagnol par exemple, et les créoles n’ayant pas le droit apprendre à lire ni à écrire sous peine de mort n’ont pas la fixer pour leur propre utilisation. Elle s’est donc déformée et mêlée à l’africain qui lui n’ayant aucune insufflation extérieure, s’est trouvé dominé par l’usage quotidien et n’est resté qu’à titre de base “maternelle”.
Pour deux mots français, il y a un mot créole : bandes d’iles = banzil
les apostrophes n’existent pas : l’idée = lidé
Le créole n’écrit que ce qu’il prononce : les “e” muets sont donc inutiles.
Il est créateur : un “balivéné” est quelqu’un qui dit des balivernes.
Il est ironique et se méfie de l’instruction: un bachiré est un bachelier déchiré; un filizof est un fouineur!
Nous avons assisté ensuite à une présentation de contes créoles où 3 conteurs se relayaient ou s’échangeaient la parole . Pour un amateur intéressé comme je l’étais, il en est ressorti :
Au niveau visuel:
-les 3 conteurs portaient un chapeau de paille,
– beaucoup de gestes, de mimes, de pantalonnades,
Au niveau sonore:
– beaucoup de cris, de chants…
– de la musique : tam-tam, frappe dans les mains…
– des interjections aux spectateurs et participation de ceux-ci qui deviennent partie prenante au récit.
Au niveau de la langue:
– incompréhension quasi-générale de l’histoire si ce n’est en devinant à l’aide des gestes, etc…
– rapidité du flot oral,
– répétitions de certaines phrases comme un refrain qui permettent de comprendre par répétition et de se situer dans l’avancement du récit,
– aspect incantatoire de ces répétitions qui scandent le récit et sont répétées par toute l’assemblée,
– osmose et plaisir d’être ensemble…
Nous comprenons que l’organisation de l’oraliture est une structure du récit et non du vocable par lui-même, même si celui-ci est principalement d’usage courant, mais pas forcément.
Céline a introduit le style parlé, Artaud a introduit l’incantation, la profération dans la littérature française, on voit qu’il y a des antécédents.
La structure de l’oralité est fondée sur la répétition, la redondance, les liaisons (et…et…), les listes, les accumulations, l’adjectivation et le rythme. Elle est en contradiction avec l’écriture qui fait une économie linéaire et progressive.
Le créole n’est pas un patois, c’est à dire une déformation progressive du français. C’e n’est pas non plus un pidgin : une déformation volontairement agressive (ex: le rap-noir américain, le jamaïcain). Il prend son lexique dans une langue et sa syntaxe dans une autre: c’est une nouvelle langue, à part entière et elle se revendique comme telle.
Afin de réaliser mes recherches, j’avais constitué un petit questionnaire pour les auteurs francophones que je désirais interviewer :
– Est-ce que vous avez eu, vous avez, vous aurez le choix de votre langue?
Quel a été votre choix, entre quelle langue et quelle autre langue? et Pourquoi?
– Si vous avez choisi le français,comment ressentez vous ce choix? Le regrettez – vous?
– Quels sont vos sentiments par rapport aux français, les gens? La culture? Le pays?
– Maîtrisez-vous la langue française, selon vous? La respectez-vous? La transformez vous? Si oui, comment?
– Insufflez-vous dans votre écriture l’esprit de votre pays? Avec les mots ? La syntaxe? Les images ? Les références ? Autrement ?
– Qu’est-ce que cela signifie pour vous? Est-ce un plaisir ou / et une nécessite?
– Quel est l’avenir du français dans votre pays? Quel est l’avenir de votre langue maternelle/locale dans ces conditions? Quel est l’avenir de la langue que vous contribuez à créer?
– Pensez-vous qu’il faut exclure l’exclusivité, même si la survie de la langue est en danger par le multilinguisme et qu’elle se protégerait par cette exclusion ?
Etant donné que j’ai dû remettre à plus tard mes analyses et conclusions, vous pouvez me joindre ou joindre vos réponses et remarques via les commentaires ou le “contactez-moi”.
Je reste à l’écoute active de toute participation sur ce sujet.
à voir : un reportage sur E. Glissant ici