
Luis Landero, La vie négociable
Editions du Rocher, 2019, 441 p.
Reçu à l’occasion du vide-bibliothèque de Babelio.
Espagne, dans les années 1990, Hugo, Marco et Leo(nora) sont trois enfants qui découvrent la vie des adultes.
La mère d’Hugo livre à son fils un secret (partiel) que Leo « éclaircit » maladroitement. Hugo fait alors chanter sa mère pour la punir d’avoir bafoué son honneur et celui de son père. Il ne comprend pas que ses parents s’aiment, que son père « se damne » pour l’amour de sa femme et que sa femme, malgré un amant (supposé) aime son mari et prend soin de lui. Son père, qui veut initier son fils à son travail, lui révèle lui aussi son secret : il manigance de petits trafics. Ses petites combines, au lieu de le rapprocher de son fils (« L’abîme qui venait de s’ouvrir… ») le détournent de lui. Hugo méprise son père et accuse ses parents de l’avoir « corrompu ». Un engrenage commence alors pour le jeune garçon qui se « dédouane » avec cette justification : « si ce n’est pas toi qui le fais, ce sera quelqu’un d’autre et j’ai cédé » (p 100).
À cause de cet « héritage » dont il retient que « tout est négociable» (p 102), il échafaude des plans égoïstes (partie 1). Mais ses échecs, tant sur le plan filial, amical, sentimental que professionnel lui procurent de l’écœurement et de l’ennui. La médiocrité s’installe (partie 2) et il se demande où sont passés ses « grandes capacités » et ses grands idéaux ?
Le roman pourrait n’être que le récit d’un garçon qui tourne mal mais l’auteur tire le lecteur vers l’indulgence – parfois agacée – face à des confessions à l’aune de J. J Rousseau. Malgré l’autocritique lucide du « je » narratif qui se reproche ses défauts et ses manquements (« mon mépris de moi-même faisait office de pénitence »), le jeune homme est ramené sans cesse à ses prétentions démesurées, son aveuglement et son intolérance. Est-ce pour montrer un effet de jeunesse qui perdure au-delà de la maturité, maturité qui ne vient pas ? Enfin, Hugo décide de s’amender pour repartir à zéro (comme à chaque fois, se dit-on déjà). C’est alors la découverte d’un mystère insoupçonné sur la fuite de sa mère et la mort de son père.
À ce stade du récit, on pourrait croire qu’un tel orgueil et une telle instabilité mettent en exergue les problèmes d’une jeunesse qui ne sait pas où aller, que faire et qui elle est vraiment ? Car d’un autre côté, le personnage démontre sa capacité à se renouveler, à chasser la routine (à quel prix !), à chercher toujours mieux ailleurs, autrement, à étancher sa soif d’accomplissement. Dans la foulée, il dévoile aussi la difficulté des sentiments : l’amitié et le sexe avec Marco, le sexe et l’amitié avec Leo…
Le livre revient donc sur cette question : « comment comprendre les méandres de la vie, les combinaisons invraisemblables du hasard ? » (p 192). L’épisode militaire semble proposer une réponse : « nous, les militaires (…) nous avons nos consignes, notre mot d’ordre quotidien, nos sonneries de clairon, nos étoiles et nos galons (…) nos concepts clairs de discipline, d’honneur, de patrie (…) nous célébrons nos héros, nous commémorons nos morts (…) les prohibitions nous rendent plus forts (…) la vie, simplifiée, acquiert une grandeur et une raison d’être », pour conclure que « vous, les civil, […] ne savez pas quoi faire de votre peau » (p 238).
Car en vérité, Hugo ne sait pas quoi faire de sa peau. S’il envisage de « mettre fin aux projets farfelus » (p 267), il pense cependant qu’il est irrémédiablement atteint : « cette maladie chronique …la soif du futur, l’envie de me dépasser, et prendre de l’âge était peut-être le meilleur remède contre ce mal de jeunesse. Au fil des ans, on s’accommode de ce que l’on a, on négocie avec soi-même et avec le monde, car, (…) tout est négociable (…) qui sait si en acceptant mon échec, autrement dit en m’acceptant, je ne trouverais pas, sinon le bonheur, du moins un peu de sérénité et de paix. » (p 377).
En dépit de quoi, le livre se termine sur la conviction irrévocable du personnage « qu’il y a en [lui] de magnifiques qualités innées prêtes à sortir au grand jour, et qu’avec un peu de chance, son heure va bientôt arriver ».
Le facteur chance revient donc à la fin et s’il a déjà été exprimé, il fait en effet partie intégrante du problème. Hugo est convaincu que la chance existe mais qu’il ne l’a pas rencontrée. Ce qu’il a rencontré par trois fois – et ce qui la sauvé de la déroute – c’est la fatalité. La fatalité de son don pour la coiffure en même temps que son dégoût (réel ou par esprit de contradiction ?) pour ce métier. Il considère que sa « vraie » prédisposition l’évite pendant que le destin le ramène à la coiffure. D’où l’aspect de comédie et de tragédie que revêt sa vie chaotique. Les atermoiements de sa destinée contrariée le perturbe, en même temps que le lecteur qui peine à le suivre, peine à le comprendre (comme des parents plus âgés ?), peine à lui pardonner, mais qui peut-être l’aime un peu quand même (comme ses parents ?), lesquels se sont retranchés de la vie de leur fils, pour lui laisser le champ libre autant que pour se préserver de lui.
Citation : « Dans l’arrière-monde obscur et démuni, la loi de la survie prévaut » (p 169).