
Commentaire sur : La littérature antillaise francophone
Une littérature « bifide »?
Je relis aujourd’hui ma thèse de troisième cycle, entreprise il y a plusieurs années aux États-Unis, en Louisiane, à l’université de Baton Rouge, sous la direction d’Édouard Glissant (que l’on peut retrouver ici sous le titre : Essai : Bilinguisme francophone). Je lui dois la connaissance sur le plan de la théorie littéraire du terme « bifide ».
Et je pose de nouveau la question : le bilinguisme (ou la diglossie) peut-il conduire à une création littéraire?
La littérature « hors de France » qui utilise le français comme langue d’écriture est un domaine qui m’a intéressée, que j’ai étudié et qui continue de me passionner.
C’est pourquoi, à l’occasion d’un voyage en Guadeloupe, je me suis rendue à la maison d’André et Simone Schwarz-Bart à Goyave (haut lieu de la résistance d’hier et centre culturel à présent) où malheureusement des travaux importants interdisaient l’accès ; à la maison-musée de Saint-John Perse à Pointe-à-Pitre : là encore la maison était fermée mais une rétrospective au Pavillon de la Ville était déployée au rez-de-chaussée ; à la maison natale de Maryse Condé: 15 rue Alexandre-Isaac à Pointe-à-Pitre où une plaque a été placée sur la façade. Je vous convie à regarder quelques photos et liens dans la rubrique « Balades et maisons » puis « Maisons, jardins littéraires ».
Car j’ai cherché les noms, les auteurs et autrices, les lieux et l’histoire à travers l’atmosphère des livres lus, et inversement.
Le nom des Antilles dériverait d’Antillia, une île fantôme prétendument située à l’ouest du Portugal dans l’océan Atlantique. Dans les faits, l’archipel forme un arc de cercle d’environ 4 350 km de long s’étendant depuis le golfe du Mexique (Cuba) jusqu’au large du Venezuela (Curaçao et Aruba). La population est composée en partie de personnes d’origine africaine et de métis (comme en Jamaïque ou en Haïti), mais aussi d’individus d’origine européenne et asiatique.
La francophonie, également appelée « monde francophone » ou encore « espace francophone » désigne l’ensemble des personnes et des institutions qui utilisent le français comme langue de première socialisation, langue d’usage, langue administrative, langue d’enseignement ou langue choisie. Le français est la cinquième langue la plus parlée au monde (voir ici la liste sur ma bibliographie actuelle).
Ma bibliographie d’origine comprenait le Canada (+ Québec), l’Afrique (+ Maghreb) et les Antilles francophones (voir article dédié pour plus de détails). Comme il me fallait déjà réduire mon champ d’investigation, je n’ai pas pu travailler sur la Belgique et le Sud-est asiatique, ni même sur les auteurs et autrices exilés en France (Beckett, Joyce, Kundera, Cioran, etc.). À présent et pour des raisons similaires, je présente un commentaire sur une liste circonscrite aux Antilles francophones (Martinique, Guadeloupe, Haïti).
Les livres (avec indication) ont été lus (avec ou sans article dédié). Cette liste n’est pas exhaustive, bien évidemment, elle reste en évolution, quant à moi et sur le plan des auteurs et autrices.
Martinique.
– Jean Bernabé (Martinique) : La Fable créole ; La Graphie créole ; La Malgeste des mornes, roman ; Fondal-Natal, essai ; Fondas-Kréyol, essai ; Éloge de la créolité, essai (avec Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant) ; Le Bailleur d’étincelle, roman ; Précis de syntaxe créole, linguistique créole ; Le Partage des ancêtres, roman ; Sur les chemins de l’histoire antillaise. Mélanges offerts à Lucien Abenon (avec Serge Mam-lam-Fouck) ; Litanie pour le nègre fondamental, roman ; La Dérive identitariste, Préface de Jean-Rémi Lapaire, postfaces de Robert Saé, Maurice Laouchez, Jean-Luc Bonniol, essai…
– Aimé Césaire (Martinique) (1913-2008) : Poésie : 1939 Cahier d’un retour au pays natal (lu), Revue Volontés no 20 ; 1946 Les Armes miraculeuses ; 1947 Soleil cou coupé, 1947…
Le musée Aimé Césaire est situé 116 rue Victor Hugo, 97200 Fort-de-France (voir ici, et ici).
– Patrick Chamoiseau (Martinique) (1953-) : Romans : Chronique des sept misères ; Texaco (en cours de lecture), prix Goncourt 1992 ; L’Esclave vieil homme et le Molosse, avec un entre-dire d’Édouard Glissant…
– Raphaël Confiant (Martinique) (1951-) : Le bal de la rue Blomet ; La muse ténébreuse de Charles Baudelaire; Madame St Clair reine de Harle, Eau de café (article dédié)…
– Frantz Fanon (Martinique) (1925-1961) : Livres : L’Œil se noie, Les Mains parallèles, La Conspiration, trois pièces de théâtre inédites écrites entre 1949 et 1950 ; Peau noire, masques blancs (lu) ; Les Damnés de la Terre ; Pour la révolution africaine [archive]. Écrits politiques…
– Édouard Glissant (Martinique) (1928-2011) : Romans : La Lézarde (lu) (Prix Renaudot 1958) ; Le Quatrième Siècle (lu) ; Malemort (lu) ; La case du commandeur (lu) ; Mahagony (lu) ; Tout-Monde (en cours de lecture) ; Poésie Le Sel noir, Le Sang rivé, Boises (lu) ; Essais L’Intention poétique (Poétique II) ; Le Discours antillais (en cours de lecture) ; Poétique de la relation (Poétique III)…
La maison d’Édouard Glissant est située au Diamant, Martinique.
– Joseph Zobel (Martinique) (1915-2006) : Les Jours immobiles ; 1950, La Rue Cases-Nègres (lu)…
Guadeloupe.
– Maryse Condé (Guadeloupe) (1937-2024) : Ségou, tome 1 : Les Murailles de terre ; Ségou, tome 2 : La Terre en miettes ; Pays mêlé, suivi de Nanna-ya ; Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem ; La Vie scélérate (article dédié) ; Traversée de la mangrove (article dédié) ; Les Derniers Rois mages (article dédié)…
Une plaque identifie la maison de Maryse Condé, 15 rue Alexandre-Isaac, à Pointe-à-Pitre, Guadeloupe.
– Saint-John Perse (Guadeloupe) (1888-1975), Éloges (article dédié)…
Le musée Saint John Perse est situé 9 rue Nozières, dans le quartier historique de Pointe-à-Pitre où il est né. Labélisé “Maison des illustres”, il retrace la vie d’Alexis Léger (pseudonyme Saint John Perse), prix Nobel de littérature.
– André Schwarz-Bart (né à Metz) (Guadeloupe) (1928-2006) : Le Dernier des Justes, Prix Goncourt 1959 ; Un plat de porc aux bananes vertes (article dédié) avec Simone Schwarz-Bart; La Mulâtresse Solitude (article dédié)…
– Simone Schwarz-Bart (Guadeloupe) (1938-) : Un plat de porc aux bananes vertes (article dédié), écrit avec André Schwarz-Bart ; Pluie et vent sur Télumée Miracle (article dédié), premier Grand prix des lectrices de Elle – 1973 ; Ti Jean l’horizon (article dédié)…
La maison d’André et Simone Schwarz-Bart, La souvenance est située à Goyave, Guadeloupe.
Haïti.
– Louis-Philippe Dalembert (Haïti) (1962-) Avant que les ombres s’effacent; Milwaukee Blues (article dédié); Mur Méditerranée (article dédié)…
– René Depestre (Haïti) (1926-) Hadriana dans tous mes rêves (lu) ; Alléluia pour une femme-jardin (lu)…
– Dany Laferrière (Haïti) (1953-) Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (article dédié) ; L’Odeur du café ; Pays sans chapeau ; L’Énigme du retour ; Autoportrait de Paris avec chat ; Journal d’un écrivain en pyjama (article dédié), L’art presque perdu de ne rien faire…
– Jacques Roumain (Haïti) (1907-1944) Les gouverneurs de la rosée (lu) ; La montagne ensorcelée…
De mon voyage, je garderai l’impression d’une empreinte du passé sur une île à forts contrastes de paysage et de diversité de population, balayant un tant soit peu le cliché touristique paradisiaque.
Au cours de la visite du Pavillon de la Ville où la Fondation Maryse Condé (Kaz à Condé) expose des documents, photos, portraits, etc. de l’autrice, j’ai rencontré sa fille aînée, Sylvie Anne avec laquelle je me suis entretenue. Nous avons conversé de manière conviviale et chaleureuse sur l’œuvre de sa mère qui me touchait. Je lui ai demandé comment s’était déroulée sa relation avec une mère-écrivaine : proche et partageant ses centres d’intérêts et revendications ? ou distante : en opposition ? Je la remercie d’avoir bien voulu partager ce moment avec moi.
Je lis des textes en français/québécois et en français/créole avec plus ou moins de facilité, selon le degré de difficulté pour une lectrice de langue maternelle française. J’utilise les lexiques fournis ou je m’en procure, je rappelle à moi mes notions d’ancien français acquis lors de mes études universitaires et je fais confiance à mon intuition linguistique : j’extrapole, je devine et me laisse porter par le contexte qui me conduit généralement vers le sens. Quand le texte est écrit, je peux revenir en arrière, réfléchir, prendre mon temps. J’ai plus de mal, je dois l’avouer, à l’oral, dans les conversations entre amis ou en regardant un film, baignant dans un environnement immédiat et rapide.
J’ai voyagé au Maghreb, au Québec et en Guadeloupe. Je projette d’aller en Martinique, visiter le musée d’Aimé Césaire à Fort-de-France et la maison d’Édouard Glissant au Diamant. J’ai rencontré sa femme, Sylvie, à Baton Rouge et à Paris. Je la remercie de sa courtoisie.
J’ai assisté à des séances de contes créoles au cours desquels la participation des spectateurs et spectatrices est requise et mise à l’épreuve du flot de paroles, de répétitions et d’images faisant appel à des proverbes, des énigmes, des mythes et des légendes traditionnels où il était moins important de (tout) comprendre que de se sentir en osmose. Édouard Glissant écrit : « Je te parle dans ta langue, et c’est dans mon langage que je te comprends » (Le discours Antillais, p 322).
On parle souvent à propos de la littérature antillaise de langue imagée, de la présence des morts, du destin, du rêve…comme des éléments récurrents et très marqués. Il existe des mots clés pour se rapprocher de la pensée qu’Édouard Glissant a développée, par exemple : « immixtion du poétique dans le romanesque », « éclatement de la syntaxe », « hermétisme et redondance », « opacité », « plain-chant », « détours », « diffraction », « hybridation », « rhizome », etc. Ils permettent d’aborder les récits, contes, romans et nouvelles de façon plus avertie et moins craintive.

Je cite à présent un extrait du discours de réception du Prix Nobel de littérature de Toni Morrison : « Le pillage systématique du langage peut être repéré là où ses usagers ont tendance à abandonner ses propriétés nuancées, complexes, accoucheuses, et à les remplacer par la menace et l’asservissement. Un langage oppressif fait plus que représenter la violence ; il est une violence en soi ; fait plus que représenter les limites du savoir ; il met des bornes à ce savoir. »
Voici ce qui corrobore le plan (ébauché) de ma thèse à l’époque de mes études universitaires. Bien que l’on puisse en tirer des axes importants de lecture, je ne reprendrai pas aujourd’hui ce plan pour réécrire, en quelque sorte, mon travail d’hier (en premier lieu, étant donné que mon corpus n’est plus exactement le même). Mais on peut en tirer une réflexion sur des notions valables et encore valides.
Dans cette optique, je mentionne des extraits du compte-rendu des interventions de Claire Riffard (Groupe Rabearivelo) et Jean Jonassaint (Groupe Haïti)), le 13 janvier 2012 (de 14 h 30 à 16 h 30) sur le thème : « Peut-on écrire en plusieurs langues à la fois ? »
Intervention de Claire Riffard :
“En s’appuyant sur des corpus français ou francophones du Nord, des équipes de l’Item ont accompli un travail déjà avancé sur la question de savoir s’il est possible pour des écrivains d’écrire en diverses langues à la fois. Quelques pistes théoriques déjà arpentées par ces chercheurs sont ici reprises pour explorer la genèse des manuscrits francophones du Sud, dans l’espoir d’ouvrir de nouvelles perspectives à la recherche. Cette réflexion sur l’écriture multilingue peut s’articuler autour de deux questions : pourquoi et comment écrire en plusieurs langues ?
Pourquoi écrire en plusieurs langues?
Trois approches peuvent répondre à cette question :
– L’approche post-coloniale permet à l’écrivain de s’approprier la langue du colonisateur pour dire le monde et obtenir une reconnaissance littéraire. Non seulement l’écrivain écrit dans la langue du maître, mais il écrit aussi dans sa langue locale, s’adressant alors à un double public, que Jean Jonassaint qualifie d’indigène (les nationaux) et d’allogène (les étrangers). Ce bilinguisme est la conséquence de l’éclatement des frontières coloniales.
– L’approche linguistique correspond à une quête de légitimité linguistique de l’écrivain qui se trouverait en situation d’« insécurité linguistique » (selon Jean-Louis Calvet) qu’il tenterait de dépasser par des tentatives de création bilingue, sachant toutefois que le terme de « diglossie », qui évoque la prédominance d’une langue sur l’autre, serait plus approprié que celui de « bilinguisme » qui, lui, renvoie à une connaissance égale des deux langues tant à l’écrit qu’à l’oral. Ce dernier cas est très rare chez les écrivains francophones du Sud, on peut toutefois citer l’exemple de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra (il écrit en arabe et en français) et l’écrivain malgache Rabearivelo (il écrit en malgache et en français).
– L’approche psychologique touche aux risques de schizophrénie inhérents au bilinguisme. Par sa nature double, l’écrivain bilingue vit une scission dans son rapport à la langue, renforcée en cas d’exil, volontaire ou forcé, ou de séparation géographique. Il écrit dans la langue de son pays d’accueil (Vladimir Nabokov, Samuel Beckett et Ionesco écrivent en français). Cette scission est beaucoup plus forte chez les écrivains originaires de pays colonisés, car plus la colonisation a été violente, plus l’écrivain peut se sentir déposséder de sa langue maternelle. Albert Memmi avance l’idée de conflit pour qualifier cette rupture (cf. Portrait du colonisé), et l’écrivaine algérienne Assia Djebar avance l’idée que l’écrivain bilingue du Sud est avant tout un être déchiré.
Appliquées à l’écrivain malgache Rabearivelo, ces trois approches nous permettent tout au moins de donner du sens à l’écriture bilingue de cet écrivain qui, par un travail d’apprentissage, a acquis la maîtrise de la langue coloniale et s’en est approprié, devenant une référence dans la littérature malgache. La langue malgache n’étant pas valorisée par rapport au français, l’écrivain se lance dans une quête de légitimité linguistique en écrivant des textes dans les deux langues. Ce bilinguisme traduit une scission, un déchirement chez l’écrivain qui opère une transformation de son identité en changeant les initiales de son prénom et en adoptant des pseudonymes français, scission qui aboutira à son suicide en 1937.
Comment écrire en plusieurs langues ?
Le choix du bilinguisme a souvent été osé et risqué en poésie. Pour certains écrivains occidentaux comme Paul Celan et Elias Canetti cela semble impossible. Face à cela, l’écrivain bilingue ou plurilingue adopte une stratégie soit de soumission à la langue de l’autre soit de rébellion.
Dans le premier cas, l’écrivain est influencé par l’apprentissage scolaire de la langue et se plie à l’institution académique au risque de tomber dans le conformisme. Dans le deuxième cas, le plus rare, l’écrivain transgresse les règles et usages académiques, au risque de passer pour un maladroit. Il peut s’auto-traduire ou adopter une écriture bilingue lui permettant de s’adresser à deux publics différents. L’auto-traduction doit tenir compte du contexte dans lequel l’œuvre a été produite, et dans le cas de Rabearivelo, s’inscrivant dans un contexte de diglossie collective et de domination des traducteurs européens (missionnaires) sous la période coloniale, il traduit du malgache vers le français ses propres poèmes et des poésies traditionnelles malgaches, et traduit également du français vers le malgache des poètes français, espagnols ou anglais. À la fois praticien et théoricien de la traduction, qu’il considère comme un jeu, une création et une transcription, il s’est beaucoup penché sur la question de la traduction qu’il aborde en artiste. Si l’on s’en tient aux trois approches d’auto-traduction énoncées par Mickaël Oustinoff, à savoir l’approche naturalisante (transparence et clarté chez Gogol), l’approche décentrée (transposition chez Nabokov) et l’approche créatrice (l’auteur prend une liberté et va vers une nouvelle adaptation du texte, cas de Samuel Beckett), Rabearivelo rejoint l’approche naturalisante, tout au moins dans la première partie de sa carrière d’écrivain. La tentation de la réécriture est grande pour l’auto-traducteur (Saint John Perse, Samuel Beckett ou Julien Green) qui souvent produit un texte ou une œuvre au caractère étrange.
Restant quant à lui au plus près du texte original, Rabearivelo a également rédigé deux pièces de théâtres bilingues, en français et en malgache (Imaitsoanala, fille d’oiseau et Aux portes de la ville), sans réduire son texte. L’analyse de l’élaboration de ces textes bilingues étant en cours, on peut signaler que l’analyse des manuscrits de deux recueils bilingues (Presques-Songes et Traduit de la nuit) rédigés entre 1931 et 1933 révèle une écriture simultanée et continue.
La rencontre de deux ou plusieurs langues dans un texte, soit l’écriture bilingue ou multilingue, s’effectue selon trois procédés :
– L’écrivain peut faire affleurer une autre langue sous la langue dans laquelle il écrit (le malinké sous le français chez Kourouma, le malgache sous le français chez Rabearivelo, l’italien sous le français chez Paul Valéry etc.). Dans ce cas, l’analyse du corpus du manuscrit bilingue de l’œuvre monolingue publiée peut aider à mieux saisir l’élaboration de ce français non conventionnel.
– L’écrivain peut mêler deux ou plusieurs langues dans un même texte, allant vers le multilinguisme (cas des écrivains russes jusqu’au début du 20e siècle, de l’écrivain irlandais Joyce, de l’écrivain polonais Joseph Conrad), ou écrire simultanément en deux langues (cas de Rabearivelo, sauf que l’œuvre publiée est uniquement en français : Presques-Songes et Traduit de la nuit) au risque de se confronter à une « indocilité linguistique » selon J.-C. Uwiringiyimana, qui exprime par là l’impossibilité de l’écrivain parfois à trouver le mot adéquat pour exprimer une réalité de sa langue maternelle dans une langue étrangère”.
– L’écrivain peut enfin faire éclater les deux langues pour aller vers une troisième langue (Kourouma, Chamoiseau, Valéry, Frankétienne etc.)
Intervention de Jean Jonassaint :
“Dans le cas des écrivains haïtiens, dont beaucoup ont écrit en langues étrangères (espagnol, anglais etc.), les écritures sont polygraphiques, polyglossiques ou multilingues. À Haïti, État né en 1804, deux langues au moins coexistent, le créole et le français haïtien. La situation monolinguistique est un fantasme (idée rejoignant celle de Daniel Delas qui avait souligné l’existence d’un mélange réel et généralisé de langues dans les villes post-coloniales et l’archaïsme de la notion d’ « insécurité linguistique » renvoyant à une époque coloniale), c’est une invention des esprits. Tout texte s’élabore dans une situation de polyglossie, et un écrivain ou artiste peut écrire en plusieurs langues sans pour autant être polyglotte.
Outre la tendance chez les écrivains haïtiens à juxtaposer deux langues dans les titres de leurs œuvres dès le 19e siècle, ils incorporent des vocables haïtiens dans le français, créant des néologismes franco-haïtiens. Cette nécessité de se réapproprier la langue, pour aboutir à une sorte de troisième langue, accompagne les luttes politiques (Jacques Roumain, Frankétienne etc.). On peut trouver cette créativité dans le titre original du roman Gun Blesse America(1995) de Frankétienne qui calque le slogan américain « God bless America », ou encore dans H’Éros Chimères(2002). Ces jeux sur les mots renvoient à des mythes divers. Ces titres annoncent déjà la polyphonie du contenu des textes, que l’on retrouve également en Afrique occidentale chez Ahmadou Hampaté Bâ qui, dans Kaïdara(1969), conte initiatique peul, produit des textes de langues différentes où s’affrontent trois traditions : l’oraliture africaine (le griot performe et transforme le texte), la tradition « autographe » et la tradition « exographe ». Jean Jonassaint pose la question de savoir si l’on est en présence d’une écriture polyglosse ou d’une langue créée par l’écrivain. Dans le cas de Frankétienne, les deux options s’appliquent car il écrit à la fois en français et en haïtien, il s’auto-traduit (Dézafien 1975 et Les affres d’un défi en 1979). Jean Jonassaint cite également Michel Trouillot qui publie des contes en haïtien sans traduction. Les cas de figures sont divers chez les écrivains haïtiens qui publient en français et dans leur langue maternelle”.
(Compte-rendu effectué par Suzanne Nzouzi; Lieu : ITEM-CNRS, 61 Rue Pouchet, 75017 Paris. Salle 124.)
Je résume :
Peut-on écrire en plusieurs langues à la fois ?
1.Pourquoi écrire en plusieurs langues ?
Pour s’approprier la langue du colonisateur et obtenir une reconnaissance/légitimité (littéraire).
Cette insécurité linguistique peut entraîner une « diglossie » (et la prédominance d’une langue sur l’autre), un terme plus approprié que celui de « bilinguisme » qui, lui, renvoie à une connaissance égale des deux langues tant à l’écrit qu’à l’oral. Cela peut aller jusqu’ à des risques de schizophrénie, la scission et le conflit provoquant un déchirement pouvant amener au suicide.
2.Comment écrire en plusieurs langues ?
1/ soumission à la langue de l’autre, conformisme ; 2/ rébellion, transgression ; 3/ traduction, auto-traduction : un jeu, une création (réécriture) et une transcription.
Trois approches : a/ naturalisante (transparence et clarté), b/ décentrée (transposition), c/ créatrice (l’auteur prend une liberté et va vers une nouvelle adaptation du texte) .
La rencontre de deux ou plusieurs langues dans un même texte se fait selon trois méthodes : a/ faire affleurer une autre langue sous la langue dans laquelle on écrit, b/ mêler deux ou plusieurs langues dans un même texte, c/ faire éclater les deux langues pour aller vers une troisième langue : néologismes, jeux sur les mots, etc.
Les propos de ces deux intervenants font ressortir les grandes lignes : contrainte, douleur, révolte, jeu, création, revanche (j’ai eu connaissance de ces interventions après avoir bâti mon plan de thèse et je constate que de nombreux ingrédients y étaient bien présents).
À la lumière de ces renseignements et analyses, on peut donc (re)lire les ouvrages de la littérature antillaise avec une ouverture d’esprit plus large, une plus grande efficacité et plus de subtilité.
Afin de concrétiser un tant soit peu la théorie, j’applique ci-après ces grandes lignes à Eau de Café de Raphaël Confiant (voir Chronique) :
La technique de l’écrivain pour son premier roman écrit en français mêle le créole (auto-traduit entre parenthèses) et le français (châtié, avec par exemple « au grand dam » et une citation de Montaigne). Il fait affleurer le créole par quelques mots non traduit (un morne), dans les images (locales : papayer, etc.) et grâce à des périphrases (au lieu d’un mot : les « règles/menstruations » par exemple, il répète : le sang qui coule entre les jambes). Il joue sur les mots et les expressions (p 377 : « tonnerre de Brest » devient « tonnerre de braise ») et crée des néologismes (« raconterie », « s’escamper », « belleté », « rigoladerie », etc.) ou de pures inventions (coquer : un verbe qui dérive du mot « coq » et qui illustre ce qu’il fait « sur le dos de la poule » (p 130)).
C’est ce que de nombreux critiques appellent la langue « chatoyante » des auteurs antillais.
Et l’écrivain martiniquais s’en amuse. Il se moque de ces « étrangers blancs qui, par hasard, s’égarent ici échafaudent toutes espèces de théories compliquées et farfelues sur ce qu’ils nomment notre “sens inné du rythme” » (p 83) qui parlent « la bouche pointue en croupion de poule » (p 342) en donnant un « mal de tête » (p 128). Car il dénonce, bravache : « Les Blancs n’avaient pas voulu recevoir nos enfants à l’école et ne condescendirent à nous apprendre qu’un nombre fort limité de mots de leur langue. […] Faute de connaître « sottise », « bêtise », « ânerie », « connerie » et consorts, il [le nègre créole] entreprit de jouer sur la gamme des suffixes pour rendre les nuances existant entre ces différents termes, ce qui bailla, au grand dam des Blancs créoles, « couillonnaderie, « couillontise », « couillonnerie », et « couillonnade ». Et dans un autre domaine, « mensonge », « mensongerie », « menterie », et « mentaison ». Et ainsi de suite. Et merde pour toi qui veux garder jalousement les richesses du dictionnaire pour toi tout seul. Ha ! ha ! ha !… » (p 94-5).
Ceci est extrait de mon article sur Eau de Café de Raphaël Confiant, rubrique « Chroniques ».
J’arrête le présent commentaire sur cette « morale » qui vaut d’ailleurs pour d’autres personnes et situations. Il est déjà long, mais nécessiterait pourtant encore bien des développements. Je reste ouverte à tout ajout ou remarque par l’intermédiaire du formulaire « Contact » dans la rubrique “Contactez-moi”. Je vous répondrai si vous laissez une adresse de courriel et je ne vous spammerai pas ensuite.