
Emilienne Malfatto, Le colonel ne dort pas
éditions du sous-sol 2022, 111 p.
Thème délicat qui rappelle (en effet) Le désert des tartares de Buzzati, mais dont la forme ici redessine l’impact. Émilienne Malfatto, un temps reporter de guerre, a vu les horreurs commises, les horreurs subies et les dévastations qui n’en finissent pas de gangréner acteurs, victimes et spectateurs de la barbarie.
J’ai été happée par le récit glaçant, brut et sans détours d’une guerre intemporelle, sans nom, sans date et sans lieu : quelques majuscules (Ville, Palais, Longue guerre, Reconquête, la Cause, etc.) distinguent sans rompre l’anonymat de l’espace-temps. Des italiques soulignent, quant à elles, des mots-clés (“ne pas faire mourir trop tôt”, p 28 ; “les yeux de l’hallali”, p 60, etc.). Dans ce huis clos, la peur suinte, silencieusement, et la vacuité de la situation se concrétise finalement avec le personnage du général. Au fil de la lecture, la lectrice ou le lecteur endurent des émotions si proches qu’elles en sont presque insoutenables.
Le titre rend compte explicitement de la situation : “le colonel ne dort pas”! Il ne dort pas parce qu’il souffre de cauchemars (éveillés donc). De cette façon, les torturés exercent une torture en retour sur leur tortionnaire : ils le hantent au point qu’ils arrivent à le diluer dans un gris de cendre, une pluie diluvienne et un marécage où il finit par ne plus se réveiller. Ironie du sort.
Mais la guerre ne finit pas pour autant, parce qu’un tortionnaire de moins ne met pas fin à une guerre. L’aquarelle de la couverture montre un homme seul qui s’avance : est-ce le colonel ou celui qui va prendre sa suite?
Les cauchemars du colonel sont délivrés sous forme d’une poésie libre qui alterne avec un récit factuel . C’est une surprise d’écriture. Sur un thème aussi sensible que la guerre, mêler poésie et atrocité n’est pas évident, et le format, court, n’a pas alourdi ce bref mais saisissant témoignage.
Il s’en dégage donc une force brute – pas brutale en dépit de ce qui est rapporté – , mais fluide de l’écriture de l’autrice. Le champ thématique de l’eau est d’ailleurs très présent avec la pluie qui ne cesse de tomber, les “hommes-poissons”, la gouttière, le parapluie, etc. De même, les ombres et les fantômes renforcent la tonalité impalpable, inconsistante, liquide de l’atmosphère. Tout semble irréel dans l’obscurité. La sobriété de la langue déroute, n’affichant aucun parti pris moral.
L’homme s’efface derrière les ordres, la hiérarchie, la cause ou l’idéologie. L’âme se perd, quand l’habitude de la cruauté métamorphose le bourreau en machine et le supplicié en chose. Le roi préfère se coucher sur l’échiquier que de survivre à l’inéluctable déliquescence de son corps.
Mais les bourreaux ont-ils des états d’âme ? Des remords ? Des doutes? La question est posée (entre autres) par E. Malfatto avec ce livre. L’observateur (ici l’ordonnance) bien que réticent reste mutique : il subit, il consent ? L’envoyé de la Capitale est apathique et triche (p 95)…
Le lent processus est remarquablement dépeint. Il dérange parce que d’une part, le lecteur ou la lectrice n’a pas envie d’entrer dans la tête d’un tortionnaire, ni de lui accorder remords ni excuses. Le malaise procuré par le dégoût s’amplifie lorsque les vers nous embarque vers la pitié.
Paradoxe déstabilisant qui nous rappelle à notre humanité. Que ferions-nous, nous-mêmes, dans de telles circonstances? La possibilité du choix est parfois si mince.
En revanche, une sorte de “satisfaction punitive” peut voir le jour chez les lecteurs.trices à l’encontre des personnages : ce n’est que justice qu’ils soient tourmentés pour leurs actes!
Malaise encore de se surprendre à penser de façon si féroce…
Une guerre semble toujours devoir être la dernière : “jamais plus !” ne crie-t-on pas haut et fort ? Malgré toutes les prises de conscience et les promesses, elle couve toujours, il suffit d’une étincelle…
Citations :
– p 44 : « Il y a souvent des surprises dans ce qui précède le dépouillement ultime. (sic)
– p 44 : « Un soldat qui doute est un mauvais soldat. Un soldat qui désapprouve – même en silence – est un danger pour tous. »
– p 95 : « Et quand il quitte […] il a presque réussi à se convaincre de la justesse de son choix et qu’une belle chimère vaut mieux que la vérité. »