
Didier Decoin, Le Bureau des Jardins et des Étangs.
2017, Stock, lu en numérique, 263 pages.
Le voyage d’Amakusa Miyuki est un voyage de souvenirs et de deuil. Il est prétexte à raconter le paysage, les contes, les traditions et les rituels japonais. Bien documenté (voir la « bibliographie abrégée des ouvrages sans lesquels je [l’auteur] n’aurais pu écrire ce livre »), le texte évoque la nature, le traditionnel engouement asiatique pour les étangs à carpes mais aussi la propension asiatique pour l’érotisme (l’art des Geisha, la prostitution, les descriptions amoureuses…) que l’écrivain exploite dans des passages détaillés et récurrents.
Sur son parcours accidenté, la voyageuse rencontre la trahison, la cupidité et la lubricité des hommes. Longeant la rivière comme un repère dans un monde où elle est fragilisée, elle perçoit la beauté des paysages, des animaux, de la flore (aquatique ou proche de l’eau), déployant une sensibilité extrême aux couleurs et aux senteurs.
À Heinkyo, la jeune femme arrive au Bureau des Jardins et des Étangs dont le directeur est fort occupé. Le raffinement de la noblesse s’emploie en effet à un concours des parfums (takimono awase). Le thème de l’année, décrété par l’empereur, est : « un jardin envahi par la brume matinale. Enjambant un cours d’eau, un pont-lune très escarpé relie le jardin de droite au jardin de gauche […] C’est alors que, surgissant du brouillard qui noie le jardin de droite, une demoiselle s’engage sur le pont. Elle marche vite. Parvenue au sommet du dos d’âne, elle s’arrête un court instant. Puis reprenant sa course, la voici qui dévale le pont pour rejoindre le jardin de gauche. Et aussi soudainement qu’elle avait éclos de la brume de droite, elle disparait dans la brume de gauche. Si je vais dans son sillage tout en haut du pont, qu’y trouverai-je ? » (p175).
Il s’agit d’y trouver un effluve et de le retranscrire dans la fumée d’un bâton d’encens.
Si le côté frivole ou futile peut choquer, il est intéressant de voir comment l’évocation narrative est manipulée sur le plan sensoriel par l’aspect olfactif. « Faire de l’encens un conteur » (p188), c’est toujours raconter une histoire. Et celle-ci est particulièrement délicate. C’est une épiphanie pour le Directeur du Bureau des Jardins et des Étangs et, à mon sens, une pièce maîtresse du roman.
En effet, le concours des parfums auquel est engagée Miyuki, presque involontairement et pour des raisons contestables, montre aussi bien la sophistication extrême des mœurs (voire extrémiste, concernant Nagusa) que le décalage inique entre les puissants et les miséreux.
Le dénouement ne l’est pas moins. Mais qu’aurait-il pu être au temps de l’Empire du Japon (époque Heian, XIIe siècle) pour une femme, veuve de surcroit et pauvre ? Si elle échappe à la “sati”, la réplique du séisme qui a englouti son village l’épargnera-t-elle?
Citations :
– p 7 : « Miyuki s’imaginait que les gens aisés vivaient au milieu d’un fouillis permanent, à l’exemple des paysages dont c’était la confusion qui faisait toute la beauté. »
– p 34 : « Les étangs faisaient partie du domaine sacré des temples, le directeur du Bureau des Jardins et des Étangs était, lui, en relation étroite et constante avec les moines bouddhistes et shintoïstes qui servaient les divinités. »
– p 86 : « Miyuki, oubliant le langage poli et modeste des femmes, employait des tournures masculines qui faisait gronder son mari. »
– p 122 : « Elle sentait la rivière, l’argile mouillée des carpes et l’odeur poudrée, boisée, violette, des iris des berges. »
– p 152 : « Il sortirait de l’existence comme on quitte un jardin, un temple ou une bibliothèque, sans perturber le cours usuel des choses […] »
– p 242 : « Une natte épaisse à l’aplomb d’une fenêtre translucide doucement griffée par un saule pleureur – ce léger crissement qui lui avait toujours évoqué le plaisir des caresses. »