Valentine Goby, Murène
Actes Sud, 376 p.
Livre reçu dans le cadre du Jury du Prix Landernau 2019.
François s’appelle Sandre comme la cendre (résidu solide et généralement pulvérulent de la combustion) : il a perdu ses deux bras carbonisés, tombés en cendre à cause d’un arc électrique à 25 000 volts. Pourrait-on dire que François Sandre est un “homme–cendre” ?
D’autre part, le village s’appelle “V”. Pourrait-on dire que c’est le village “Volt” ?
Lors d’une discussion entre amis, l’un deux, un aporétique (du mot aporie : contradiction de fond dans le raisonnement), m’a demandé « pourquoi en faire un roman et non pas un témoignage, un documentaire, un reportage ? ». La réponse se trouve dans le livre lui-même : « seule la fiction peut convaincre un lecteur de se risquer dans pareille histoire ». Mais un autre membre parmi le groupe , un pyrrhonien (sceptique radical), a insisté : « l’expérience vécue est un gage d’authenticité ! Un roman, on ne sait pas si c’est vrai ». J’ai pensé : mais il a piqué ses répliques page 256 ! et j’ai rétorqué : il est vrai qu’« il y en a que l’horreur magnétise » ! Interloqué, il a repris : « non, c’est pas ça, pas moi… ». Je l’ai coupé gentiment et j’ai tenté de conclure, avec l’autrice : « En 1956 la fiction est de mise, presque une courtoisie : elle délivre le lecteur en fin d’ouvrage ».
Aujourd’hui, nous sommes en 2019.
Le thème peut apparaître comme difficile de prime abord : le handicap et la “reconstruction heureuse” restent des sujets sensibles. Notre regard au quotidien n’est peut-être pas aussi empathique que celui que l’on offre d’emblée au héros de ce livre.
Mais récit de Valentine Goby est puissant, émouvant, mêlant habilement espoir et désespoir. Très bien documenté, il est écrit dans une prose dynamique et serrée, un style très personnel et original qui m’a surprise pour différentes raisons, à savoir :
– La ponctuation est–elle démodée ? Si dans Murène, en 1956 (date du début de l’histoire) François dicte consciencieusement les points et les virgules à l’écrivain public, l’autrice la malmène à son gré : pas de retrait paragraphe, pas de guillemets, dialogues en anglais sans notes de bas de page ni traduction, beaucoup de style indirect libre, phrases courtes, beaucoup d’énumération, de listes : rapidité, halètement, angoisse, les détails s’accumulent dans les descriptions pointues, averties, documentées, expertes mais qui rallonge le temps du récit (le bonheur au début avec Nine, la vacuité provoquée par l’annonce du drame (Jane)) ; mais ralentissent parfois un peu trop et donnent envie de sauter le paragraphe.
– Il y a peu de chapitre et peu de séparation entre les lettres (épistolaires) et le récit; les pensées et les dialogues (parfois intégrés au paragraphe) entretiennent une certaine confusion en même temps qu’une grande liberté et fluidité dans la parole (le texte ressemble à une longue parole : peut-être le témoignage oral qui n’a pu être dit, mais seulement écrit (voir plus haut, cf. l’Aporétique).
– Il y a des changements dans les personnes qui racontent qui, s’ils offrent plusieurs points de vue poursuivant le cours de l’histoire, nous font perdre parfois le fil. On peut se demander qui parle ? Qui est le « je » ? Qui est le « moi » ? L’autrice intervient également et mélange le réel et la fiction pour raconter comment et pourquoi elle a écrit le roman (p 161, 165, 167…). le livre, les personnages semblent s’adresser à l’écrivaine elle-même : “C’est de votre faute”. Ces interventions subtiles participent au roman et font tout l’intérêt du style.
On trouve l’évocation de certains symptômes cliniques que certains prendront pour des clichés :
– Lorsque François tombe amoureux de son infirmière puisqu’il s’agit du syndrome de Nightingale (Florence Nightingale, infirmière anglaise qui voua sa vie au bien-être de ses patients) :
“La relation de soin entre un infirmier et son patient fait appel à plusieurs éléments qui ne sont pas sans rappeler la relation amoureuse. Il y a tout d’abord la confiance et le respect de l’autre qui s’instaure. Viennent ensuite l’intimité et le contact corporel. L’infirmière apporte du réconfort, de l’empathie, de l’écoute qui peuvent être interprétés de manière ambiguë par le patient”.
S’ajoute l’effet inverse lorsque le soignant éprouve des sentiments amoureux à l’égard de son patient. (cf. la théorie freudienne du transfert et contre-transfert).
Et c’est ce qui arrive entre François et Nadine…et Nadine et François.
– Cliché ou réalité (et documentation de la part de l’écrivaine) les membres fantômes et la sensation des membres manquants? Le courage des amputés, de leur énergie à prouver qu’ils sont des hommes, avec de la pudeur et de la fierté, mais aussi de la puissance, et le désir d’occuper encore une place sociale par le travail, gagner de l’argent, être productif, faire vivre sa famille…
Valentine Goby décrit chaque étape : déni, honte, folie, déprime, déchéance, violence, déception amoureuse, sport, travail, espoir, car seule la famille et l’amour des siens peinent à suffire pour rester en vie, quand déjà on en a une et quand bien même on se compare à …une murène.
Le thème de la liberté se dégage fortement : la liberté de mouvement, de déplacement, du choix de vie. La première chose pour obtenir ou conserver cette liberté est le corps, un corps entier ou pas, mais un corps qui permet d’être (plus ou moins) indépendant. La dignité passe par la tête, mais aussi par le corps, cela semble si évident, d’autant plus quand il fait défaut.