Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée
Sabine Wespieser éditeur, 326 p
Livre reçu dans le cadre du Jury du Prix Landernau 2019.
En lisant la quatrième, j’ai pensé que le sujet, d’actualité, risquait d’être polémique (ce que je ne récuse pas), mais que l’auteur pouvait « surfer » sur la vague de la polémique précisément, à des fins soit humanitaires (témoignage pour informer, pour ouvrir le débat), soit en vue de faire un scoop ou de faire « pleurer dans les chaumières », expression imaginée qu’il a d’ailleurs utilisée dans son roman.
Le titre : comment une mer liquide devient-elle un mur compact ? L’image est bien trouvée : l’eau est aussi implacable que le béton! Cela m’a fait penser bien sûr au mur de Donald Trump entre le Mexique et les États-Unis, au mur de Berlin entre RDA et la RFA , à tous les murs, en somme.
J’avais commencé “Mur méditerranée” sur la plage, au soleil, en totale détente: je n’ai pas pu continuer et j’ai fermé le livre. Je l’ai repris plus tard.
D’un côté, il y a les barbares, les tortionnaires qui abusent de toutes les façons des gens dont la détresse les pousse à tout accepter. Pour ces profiteurs, les migrants sont des lâches qui fuient leur pays et qui ne reviendront pas : ils ne sont rien pour ceux qui restent et qui, non seulement se déculpabilisent grâce à la loi du chacun pour soi, mais aussi grâce à l’absolution des régimes en place et enfin, de l’état des choses, s’ils avaient une quelconque notion de la dignité humaine au départ. Leur cruauté est un divertissement, le privilège du fort par rapport au faible, comme une sorte de sélection naturelle qui opérerait de tout temps, en tous lieux, sans sensiblerie inepte.
D’un autre côté, il y a le parcours infernal vers la liberté pour ceux que la misère, la guerre ou la dictature envoient chercher ailleurs un monde meilleur et qui endurent tout ce qu’il est possible d’endurer, avec en plus, la honte de partir, de laisser ses proches sur place et de subir l’inimaginable dans l’espoir de réussir.
L’espoir de soutirer encore plus d’argent pour les uns, face à l’espoir d’arriver au terme de l’enfer pour les autres, les fait redoubler d’inventivité dans la maltraitance d’un côté, et de ressources physiques et morales pour la soutenir, de l’autre.
La référence aux bateaux négriers, à l’esclavagisme et à la traite des noirs est présente (pages 197,220, 285…) car le parallèle semble évident. Le « voyage » à fond de cale rappelle sans équivoque les conditions dans lesquelles furent traités les esclaves qui eux n’avaient même pas l’espoir d’une vie meilleure au bout du compte. Leur seule consolation une fois arrivés était de ne pas attirer davantage de réprimandes, de coups et d’insultes et cette possible clémence les faisait tenir (ce qui fait également tenir les sujets en transit actuel). Ils étaient seuls, mais n’avaient qu’eux à préserver. Pour les migrants, en plus du « bâton » qui les maintenait dans l’obéissance, le chantage et les menaces de répressions sur ceux restés au pays se rajoutaient aux persécutions. Les geôliers entretenaient l’image de « la carotte : l’Europe » pour des manipulations physiques et psychologiques plus rentables.
On assiste donc à une nouvelle forme d’esclavagisme qui part encore de l’Afrique vers l’Occident, mais dont les buts n’ont pas les mêmes causes, bien que les conditions et les intermédiaires se ressemblent. On sent que l’auteur combat ce type de trafic d’êtres humains en référence au précédent et en hommage à ceux qui en furent les victimes passées, qui en sont les victimes présentes et qui malheureusement en seront encore les victimes à venir.
La structure du livre entrecroise les vies de trois femmes principales qui font l’objet d’un chapitre en particulier, alternant le récit trois fois interrompu du trajet en bateau. Le suspense est ainsi maintenu quant à savoir si le chalutier va arriver à bon port, si les gens vont être sauvés et si la fin sera heureuse. Cette fin en suspens permet donc de raconter le parcours qui a amené chacune au même endroit alors qu’elles sont de pays différents (Érythrée, Syrie, Niger), de confession différente (chrétienne orthodoxe, musulmane, juive) et partent pour des raisons non moins différentes (dictature, guerre, misère), bien qu’ayant la même origine (la peur, la survie, le droit au bonheur). Le fait que ce soient des femmes nous les rend-il plus pitoyables ou émouvantes?
Le style mélange des niveaux de langue qui va du châtié (admonester, sectateur, cautère), au populaire (la quéquette, pioncer, roupiller, foireux), en passant par le grossier (branleur, tête de bite, connasse de mère, pétasse). Si dans les autres livres, il y a des “gros mots” aussi (très actuel!), peut-être sont-ils plus consensuels et donc moins choquants ? (con, putain, merde…). On peut se demander ici s’ils ne deviennent pas “contre-productifs” ou si c’est l’humour annoncé dans la quatrième de couverture ? quoi qu’il en soit, l’auteur entremêle discours direct, indirect et indirect libre. Le récit est parfois surprenant par ces sautes de langage, mais le texte est vivant. Il est vrai que tous les ingrédients de l’horreur sont présents. S’ils sont véridiques, quand deviennent-ils des clichés ? Quand la manière de présenter le sujet est trop didactique? On peut reprocher en effet quelques longueurs, quelques descriptions redondantes ou convenues, mais le mérite demeure d’aborder un sujet sensible sans complaisance et sans pathos surfait, l’accent étant mis sur le courage, la volonté et la résistance.